« Énigmes, cinéma », interroger notre regard sur les images

Pour rendre pleine justice à l’étrange opus qu’est Enigmes, cinéma d’Olivier Maillart, commençons par tout ce que cette identification élégante et subtile du spectateur de cinéma, n’est pas  

* sociologique : des conséquences de la massification sur le medium et l’individu

* psychanalytique :  de la portée de la camera obscura sur l’âme humaine…

* morale : du cinéma comme nourriture pour masses avilies ou université populaire ?   

* esthétique : qu’est-ce que le cinéma ? S’agit-il d’une dissolution de l’art dans l’industrie et à ce titre d’une calamité (Duhamel) ou d’un miracle selon Louis Delluc ?

Olivier Maillart évacue encore tout questionnement psychologique : la sempiternelle et ennuyeuse question — le spectateur est-il actif ou bien passif, aliéné ou en voie de libération ? —, choisissant de faire de cette instance spectatoriale un lecteur idéal : celui qui, lisant, fait œuvre d’élucidation de l’œuvre, de soi et du monde.

Portrait du spectateur en lecteur.  

 Sous le signe de Balzac donc notre auteur s’avance. 

Liminaire de La Comédie humaine, Scènes de la vie privée, La Maison du chat qui pelote s’est d’abord appelée Gloire et misère avant de prendre place dans l’archéologie de la vieille-jeune capitale du XIXe siècle. De l’incipit, comme on appelle à l’université les ouvertures ou prologues d’œuvres, Maillart retient l’image de Théodore de Sommervieux, regardant la façade d’une maison, avant de devenir, tour à tour narrateur puis sujet du discours et sur le modèle balzacien, métaphore enfin.  Il s’agit de faire le portrait du spectateur en herméneute qui, à la suite d’Œdipe, s’en va la route de Delphes découvrir le fin mot d’une énigme. Voyageur en proie au démon du sens, son héros est bien entendu enquêteur et sujet d’enquête. 

En une fort jolie période, Maillart assimile le spectateur à Théodore de Sommervieux, jeune aristocrate, fasciné par une maison inconnue, sa résidente — et ensuite comme lui, désillusionné. En effet, nous qui lisons Maillart connaissons la suite du récit : la femme à la fenêtre, le coup de foudre, le mariage raté, toutes aventures conclues par la mort de la mariée. Maillart prétend-il que les noces du cinéma et du spectateur n’adviendront jamais, éternelles fiançailles, recommencées à chaque séance ? 

Belle période que cette ouverture de Gloire et misère pour pour mettre en abyme la fugacité de l’image filmique et réaffirmer sa nature de pure illusion.  

Je dois ici avouer avoir été à la fois séduite et interdite par cet ouvrage, ce qui m’amène à conseiller vivement à mon lecteur de le lire et à son tour de m’en entretenir. 

De la nature du cinéma d’Hitchcock 

Le corpus élu donne la primauté à Hitchcock, particulièrement Fenêtre sur cour ; à Antonioni, Blow up évidemment et sa reprise dans Blow out où le son se substitue à l’image. Brian de Palma, Carpenter et le Spielberg de Minority report deviennent, sous la plume de Maillart maîtres es complots et machinations, dans cette vision du cinéma considéré comme laboratoire du monde, devant et pouvant être lu, déchiffré, désigné et compris… au lieu de ne lui accorder que cette nature d’occasion offerte au spectateur de vivre, le temps d’un film, une autre vie que la sienne, découvrir d’autres manières d’être et de penser. Se faire, du monde, une autre représentation.  

Considérée la référence assez prégnante au labyrinthe de Borges :  chemin, chacun le sait, qui ne mène nulle part où des étants vaguent à la recherche d’un signe, parole ou mot unique, susceptible de contenir l’univers, j’ai eu je l’avoue, bien du mal à articuler Balzac et Borges ensemble. 

Le film, pouvant, à l’instar du récit ou du moment dramaturgique, être considéré comme un bref moment du temps sur le modèle en vigueur dans les contes et mythèmes du temps jadis, la métaphore gêne.  Autrefois en effet, le héros terrassait le dragon, vainquait la bête en lui pour accéder au statut de marié ; le pèlerin accédait symboliquement ou réellement à Jérusalem et le joueur gagnait la partie, au lieu, comme le fait Borges, de ferrailler avec la mort. Étrange procédé que de relier le film — intrigue finie — à l’infini déchiffrement.  

En un mot, toute l’ambiguïté de ce livre entre résolution de l’énigme dans le temps du film et reprise de l’éternelle marche du spectateur au labyrinthe. 

Ce d’autant plus qu’Hitchcock et De Palma sont cinéastes facétieux et maîtres d’ironie, qui multiplient clins d’œil et indices les plus grossiers à l’intention du spectateur. Aussi rien de métaphysique n’affleure dans ces affaires de crimes, qu’en de savantes volutes, ils déploient à l’envi. 

Hitchcock fut peut-être au cinéma ce que Robbe-Grillet fut au roman mais il eut plus d’émules, permettant au cinéma de très vite devenir — bonheur ou malheur, une autre histoire — un lieu d’exercice de la mise en scène et de pur jeu, déconnecté du réel et non comme chez Rossellini ou les filmeurs de mélodrames, une tentative d’interprétation relative du monde :  à chaque cause son effet.  

Le cinéma, comme théâtre et littérature ayant eu pour tâche de placer le projecteur, le focus sur un moment, un milieu et de mettre, par le sensible et l’intelligence ensemble, la pensée en mouvement, il m’a semblé étrange de le voir rattaché par essence au fichu labyrinthe borgésien et au monde comme forêt de signes. En un mot, hypostasiée, la posture indiciaire devient chez Maillart retour à une vision invitant le spectateur non à l’herméneutique humaniste mais à la gnose. 

Selon moi, et j’avoue ici mon manque cruel d’imagination le plus de choses sur la terre que notre philosophie peut imaginer se terre dans l’ignorance que l’homme a pouvoir et devoir de combler.  Le monde n’est pas forêt de signes à déchiffrer mais archéologie de savoirs conduisant inexorablement à un sens connu de toute éternité. Rien d’autre que l’écart entre l’hybris humaine et sa finitude destinale. De cette tragédie, cette tension, d’un néant l’autre, l’homme, par le biais de la culture, la jouissance et la pratique de l’art, a reçu l’extravagant pouvoir de faire une fête presque permanente. Pas un chagrin dont l’étude ou l’art ne nous console. Aussi jusqu’au tragique de l’existence dont nous nous avons pouvoir de fabriquer en une vision, certes grotesque, un héroïsme du quotidien — gloire au Beckett d’ô les beaux jours ! — tout nous devient possibilité de défier le non sens et d’en triompher, de sens provisoire en sens provisoire, accumulant bonheurs et détresses qui se feront souvenirs et demain traces d’éternité. Œuvres d’art, Phares, proclamait Baudelaire, ardent sanglot etc. 

La vie n’a qu’un sens, être ce qu’elle est. Inutile de la charger d’aucune signification profonde. Nous aurions pu ne pas naître et ne pas ressentir le vent dans nos cheveux, la caresse du monde, la plénitude de la nage ou de la danse, l’exaltation de la beauté.  Nous aurions pu ne pas frissonner en lisant Mallarmé ou Bossuet. Perso, ça me suffit. Tout le mystère de l’œuvre d’art que ces mots, ces images, une couleur, un dessin qui, subrepticement, en un cadre donné, fait vivre les trois temps humains, passé, présent, avenir, comme tempo de valse dans un fragment d’éternité. À quoi bon désirer davantage ?  Au labyrinthe descendus se perdre sans jamais se trouver ? 

Rien n’est caché à l’homme, tout advient par la faute de l’homme.

Sophocle, qu’Olivier Maillart convoque à l’appui de sa thèse, déjà ironisait sur l’étrange travers de vouloir à toute fin percer le mystère des choses qui ne sont pas encore ou qui se doivent — condition de possibilité du bonheur — de demeurer invisibles.  

La tragédie d’Œdipe, qui sert de fil conducteur à son ouvrage me paraît illustrer la tragi-comédie de celui qui prétend à l’avance savoir.  Tragédie toujours est ironie du sort. Parfois les hommes prêtent la main au destin. Particulièrement Jocaste et Laïos, demandant au devin Tirésias, d’expliciter un songe.  La tâche de l’homme se restreint à vivre, selon un système de valeurs s’entend, dont la culture se porte garante, pas à découvrir les choses cachées depuis l’origine ou le mystère de l’être, Allah ou Jehova, l’Antéchrist ou le Prince des ténèbres. 

La furie de sapience universelle fut avec génie moquée par Flaubert qui, en cette prétention de l’âge démocratique des Bouvard et Pécuchet, voyait la grotesque reprise du geste dénoncé par Sophocle. Les hommes comme les animaux ont un programme : vivre. Alentour, le monde s’affirme muet, les signes, trompeurs, le hasard, maître du jeu ; et le destin fabriqué à chaque seconde — responsabilité illimitée — par l’homme. 

Enfin, c’est là le point de vue de Diderot qui, contrairement à Olivier Maillart, sait que les aveugles voient autant que les voyants. Je ne dis cela que d’avoir relu dernièrement ce chef-d’œuvre et d’avoir lu, en exergue, de la quatrième de couverture du livre de Maillart, ce lazzi : Les aveugles font rarement de bons spectateurs, idée rimbaldienne à laquelle il m’est difficile de souscrire car la création artistique limitée à la seule révélation aurait à l’avance vidé musées, villes et bibliothèques. 

Par ce renvoi à la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, je conclurai cette recension qui n’en est pas une mais la poursuite incessante d’un très ancien débat, opposant les partisans du « secret » aux sensualistes et aux humanistes : ceux qui savent le monde et les textes, choses humaines et seulement humaines, et se défient de toutes les ontologies et théologies, certains que l’idée du panoptique ne sert qu’à surveiller et à punir et nullement à voir, homme embarqué dedans jusqu’au cou, du dehors. 

Pour me montrer triviale, on ne peut pas être à la fenêtre et se regarder passer. Aussi l’œuvre d’art, en dépit de ses rares vertus, ne saurait en aucunes façons être en capacité de changer notre nature. Améliorer, tempérer, rendre plus lucide… Voilà qui suffit amplement. Pas d’extra-lucidité, de surgissement d’arrière monde.  

Pitié !  

Sophocle, reviens !

Reviens nous conter l’histoire de cette reine et de ce roi, de ce père et de cette mère, inquiétés par un songe-creux, qui, pour cela, précipitèrent une cité entière dans le malheur ! 

Sarah Vajda 

 

Olivier Maillart, Énigmes, cinéma, janvier 2019, éditions Marest, 9 euro

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