Entretien avec Adam Eisenberg, juge et juriste américain, sur le film de Clint Eastwood “Juré n° 2”

« Réalisme : je reste étonné de la longévité de ce mot. L’art est une certaine façon de mettre en ordre ou en désordre la nature. Que peut donc, en cette affaire, signifier le mot “réalisme” ? Rimbaud est-il réaliste ? Et Corneille ? Et Kleist ? Et Léger ? Je ne vois pas de réalisme évident dans le Don Juan de Molière, dans l’apparition du Commandeur, dans les sagesses déraisonnables de Sganarelle, dans le monologue d’Harpagon, dans les admirables stances de l’Infante du Cid… »

C’est bien sûr au théâtre que pensait Jean Vilar en tenant ces propos, mais il est évident que sa condamnation sans appel de la notion de réalisme pourrait tout aussi bien s’appliquer au cinéma. À tout film. Il n’est donc pas question de condamner ici le Juré n° 2 de Clint Eastwood. Bien au contraire, cette histoire est, pour employer une expression stéréotypée mais qui ici s’impose, de celles qui tiennent jusqu’au bout le spectateur en haleine. Cela dit, il risque d’y avoir un malentendu si l’on estime que ce que ce film nous dit du système judiciaire américain correspond… à la réalité.

Adam Eisenberg était il y a quarante ans l’un des principaux correspondants américains de la revue de cinéma Starfix (nous avons d’ailleurs publié dans Boojum un entretien avec James Cameron qu’il avait réalisé du temps où celui-ci n’était pas encore tout à fait James Cameron). Mais depuis, il a été avocat, puis juge, et il enseigne actuellement le droit dans des universités américaines. Nous ne pouvions donc trouver meilleur interlocuteur – dirons-nous meilleur juge ? – pour traiter de la question de l’exactitude des procédures judiciaires présentées dans Juré n° 2. Redisons-le, il n’est pas interdit d’apprécier ce conte moral, mais on aurait tort de l’appréhender comme un documentaire.

Les enseignants ont souvent du mal à se reconnaître dans l’image qui est donnée d’eux au cinéma. Les policiers aussi… Comment vous, juge et juriste, réagissez-vous face au film Juré n° 2 ?

Il y a des films, Autopsie d’un meurtre d’Otto Preminger par exemple, qui présentent une image exacte du système judiciaire, mais Juré n° 2 est construit sur des données très souvent erronées, la première portant sur la manière dont les jurés potentiels sont interrogés avant d’être acceptés ou récusés par les deux parties.

Ces jurés potentiels ont tout d’abord à remplir un questionnaire écrit, incluant plusieurs questions d’ordre personnel et touchant notamment à leur profession. Le juge, en outre, ne manque pas de demander, au début de cette procédure de sélection, si certains des jurés ont déjà fait partie des forces de l’ordre, ont travaillé dans des tribunaux… ou s’ils ont parmi leurs proches des gens qui entrent dans ces catégories. Et si le juge oublie de poser ces questions, les avocats ne manqueront pas de le faire. Aussi est-il parfaitement absurde de voir le juré interprété par J.K. Simmons expliquer qu’il n’a pas dit qu’il a été flic dans une vie antérieure tout simplement parce que personne ne le lui a demandé ! En pareil cas, si un tel juré avait répondu honnêtement aux questions posées par le juge et les avocats, on peut gager qu’il aurait été récusé illico presto par la défense.

Erreur, ou plutôt omission numéro deux : le film semble ignorer qu’on demande toujours aux jurés potentiels s’ils ont déjà fait l’objet d’une condamnation. Autrement dit, là encore, si notre Juré n° 2 a répondu honnêtement, les avocats devraient savoir qu’il a été condamné pour conduite en état d’ivresse et ne manqueraient pas de l’interroger sur les sentiments qu’il risque d’éprouver dans une affaire impliquant des gens ivres et ils lui demanderaient si son histoire personnelle n’est pas de nature à l’empêcher de siéger comme il convient dans cette affaire. Il est plus que probable qu’il serait rejeté par le procureur.

Troisième point : avant l’interrogatoire, le juge ne manque pas de lire l’exposé des faits afin que les jurés sachent de quoi il va s’agir et quand le crime présumé a été commis. Quand des crimes sont commis dans un établissement tels que le Hideway Bar, on demande aux jurés potentiels s’ils connaissent l’endroit en question, s’ils y sont déjà allés, quand, combien de fois. Notre Juré n° 2 devrait donc savoir avant le procès que les faits dont il est question se sont produits le soir où il s’est rendu au Hideway, et le juge pourrait d’ailleurs autoriser les avocats à l’interroger en l’absence des autres jurés potentiels, pour le cas où il ferait des déclarations qui pourraient les influencer.

Bref, et le juge et les avocats sauraient d’emblée qu’il était présent sur les lieux au moment où la victime et l’accusé se disputaient.

Juré n° 2 peut être vu comme un croisement entre Douze Hommes en colère de Sidney Lumet et l’épisode des Misérables « Une tempête sous un crâne », dans lequel Jean Valjean doit se dénoncer s’il veut éviter à un innocent d’être condamné à sa place. N’est-ce pas un peu trop pour un seul film… et pour un seul homme ?

Il est arrivé – dans quelques rares occasions – que des jurés viennent me trouver après le début du procès pour me dire qu’ils venaient de se rendre compte qu’ils connaissaient, au moins indirectement, un témoin ou qu’ils s’étaient soudain rappelé que le lieu du crime ne leur était pas étranger. Peuvent aussi entrer en jeu des syndromes post-traumatiques : par exemple, un cas d’agression peut faire ressurgir chez le juré des souvenirs douloureux de maltraitance infantile.

En pareil cas, je convoque les avocats pour discuter de la marche à suivre. Après quoi je fais entrer le juré seul dans la salle d’audience. Je lui pose des questions, puis c’est au tour des avocats de le faire. Mais cela se produit généralement lors de la phase de sélection des jurés. Avant le COVID, il était rare qu’on nomme des suppléants. Si le procès était déjà engagé, les parties devaient donc se mettre d’accord pour continuer avec un juré en moins ou alors je devais déclarer l’annulation du procès. Quoi qu’il en soit, je ne me suis jamais trouvé devant un pareil cas une fois que le jury avait commencé à délibérer.

En France, le juge et ses assesseurs sont présents aux délibérations des jurés, ne serait-ce que pour les informer des conséquences que leur vote entraîne, aux termes de la loi.

Aux États-Unis, les jurés sont isolés. Nul n’est autorisé à se trouver dans la pièce où ils se trouvent. Et la seule personne avec qui ils puissent communiquer est le bailiff, autrement dit l’huissier, ou un membre du personnel du tribunal officiellement désigné. Si les jurés ont des questions, ils les consignent par écrit et l’huissier les transmet au juge pour qu’il les examine avec les avocats.

Dans le film, les jurés sont autorisés à se rendre sur les lieux de l’accident. La chose est peu vraisemblable. Elle peut se produire – à la rigueur – pendant le procès, mais cette possibilité est pratiquement exclue pendant la phase des délibérations. En tout état de cause, quand il y a visite de la scène de crime, les jurés ne sont pas autorisés à se promener comme ils le font dans le film. Ils sont tenus de demeurer à un endroit précis, de telle manière qu’ils aient tous le même point de vue. Sinon, un juré pourrait voir quelque chose que les autres ne voient pas.

Est-il exact que le juré ex-flic est dans l’illégalité quand il mène sa propre enquête ? Son but, après tout, est d’éviter une injustice…

La juridiction n’est peut-être pas la même dans tous les États, mais dans le mien, à savoir celui de Washington, un juré agissant comme celui-ci peut être tenu pour coupable d’outrage au tribunal et risque même une peine d’emprisonnement. Les jurés reçoivent à ce sujet des instructions très précises au début du procès. À titre d’exemples, en voici quelques-unes :

« Pendant tout le procès, vous devez vous rendre directement dans la salle réservée aux jurés, sans vous arrêter dans le hall ou dans la salle d’audience : les témoins et les parties en présence pourraient ne pas vous reconnaître en tant que jurés et vous pourriez accidentellement surprendre des discussions sur cette affaire. J’ai prié les témoins et les parties de ne pas vous parler pendant le procès.

« Il est essentiel, pour que ce procès soit équitable, que tout ce que vous apprenez sur cette affaire vous soit communiqué dans cette salle d’audience, et uniquement dans cette salle d’audience. Vous ne devez en aucun cas vous exposer à recevoir des informations sur cette affaire venant de l’extérieur, y compris de votre famille ou de vos amis… Ne laissez personne se livrer à des commentaires sur cette affaire en votre présence. Vous devez garder votre esprit libre de toute influence extérieure… »

Dans le film, après avoir interrogé l’ex-flic et le Juré n° 2, la juge renvoie le premier et maintient le second, ignorant la demande d’annulation faite par la défense. Mais ce refus d’accorder un vice de procédure serait presque certainement annulé en appel après la fin du procès… et le procès lui-même annulé. Comment savoir en effet à quel point le flic a pu « contaminer » le jury et comment dès lors être sûr que l’accusé fait l’objet d’un procès équitable ?

Faut-il croire Larry (Kiefer Sutherland), l’avocat animateur du cercle d’Alcooliques Anonymes, quand il assure au Juré n° 2 qu’il sera condamné à trente ans de prison s’il se dénonce (ce qui implique que, d’une manière ou d’une autre, la justice américaine se trompera) ?

Ce qu’il dit est absurde. J’ai été procureur avant d’être juge. Ce n’est pas parce que le Juré n° 2 a fait l’objet d’une condamnation pour conduite en état d’ivresse – d’une seule condamnation – que le procureur pourrait monter automatiquement un dossier contre lui. Il lui faudrait pour cela prouver que le Juré n° 2 conduisait en état d’ivresse quand il a heurté la victime. Or, personne dans le bar ne l’a vu ivre et, si le barman et la serveuse se souviennent de lui, ils se souviendront qu’il est parti sans avoir touché à son verre. En outre, nous savons, nous, que le Juré n° 2 n’est même pas coupable d’un excès de vitesse puisque la voiture qui le précédait (celle de l’accusé) a pu faire lentement demi-tour et repartir dans l’autre sens.

Monsieur « 24 Heures chrono » devrait donc en bonne logique conseiller à notre Juré de se dénoncer.

Voyez-vous d’autres incohérences criantes dans ce film ?

Je lui reprocherais en particulier ses stéréotypes raciaux. Les deux seuls jurés qui s’opposent farouchement à la remise en question de la culpabilité de l’accusé sont noirs. L’homme en particulier explique que l’accusé fait partie de ces types qui ne peuvent pas changer, qu’un de ses proches est mort sous les coups d’un trafiquant de drogue et qu’il est vain de croire aux deuxièmes chances. Mais c’est le même qui déclare un peu plus tard qu’il est directeur d’une organisation qui travaille avec des enfants issus pour la plupart de foyers brisés et qui s’efforce de leur apporter un soutien. S’il remplit convenablement cette fonction de directeur, comment peut-il être aussi buté dans le cadre de ce procès ?

Je pourrais aussi vous parler de la jeune femme asiatique, étudiante en médecine, qui se met à disserter sur les blessures de la victime et avance des conclusions opposées à celles du médecin légiste alors qu’elle n’a même pas examiné le corps. Autre stéréotype fâcheux…

Mais ce qui me choque peut-être le plus, c’est la conclusion, non pas du film, mais du procès. Alors que le Juré n° 2 a visiblement amené la majorité des autres jurés à reconsidérer leur vote de culpabilité, les voilà qui, tous comme un seul homme, se prononcent en faveur de la culpabilité. Quelle mouche, dites-moi, les a donc piqués ?

Propos recueillis par FAL

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