Voyage à Tokyo, un air de famille selon Yasujirô Ozu

Un couple de personnes âgées se déplacent à Tokyo afin de rendre visite à leurs enfants. Très vite, ces derniers sont gênés par leur présence et ils décident de les envoyer vers une station thermale en vogue. Ils ignorent encore qu’un drame ne va pas tarder à les frapper et fragiliser un peu plus les liens qui les unissent.

Contrairement à l’œuvre de ses illustres confrères Kenji Mizoguchi et Akira Kurosawa, celle de Yasujirô Ozu, a tardé à parvenir en Occident, pour des raisons diverses. Par conséquent, ce n’est qu’après sa mort, en 1963, que les cinéphiles du monde entier ont pu apprécier à sa juste valeur sa filmographie et ériger le réalisateur au panthéon du septième art ! Peu contrediront son statut de plus grand metteur en scène nippon même si beaucoup peinent à appréhender la portée de son savoir-faire, plus aride que celui de Mizoguchi et bien moins épique que celui de Kurosawa.

Pourtant, il faut faire fi de considérations abruptes au moment de visionner chacune de ses pièces d’orfèvre, pour bien s’imprégner de l’émotion qui s’en dégage, malgré la pudeur des sentiments et la retenue lyrique. Et à l’occasion de son cent vingtième anniversaire, il serait donc bien avisé de (re) découvrir le long-métrage qui caractérise si bien son génie, le célèbre Voyage à Tokyo. Ce film somme rassemble à la fois toutes ses obsessions et toutes les qualités de son auteur. Certes, s’y plonger ne garantit pas le même déluge de sensations que l’on éprouve en regardant du Joseph Mankiewicz, Jean Renoir,Orson Welles ou du John Cassavettes.

Néanmoins, le cinéaste japonais n’a point à rougir de la comparaison, bien au contraire, et Voyage à Tokyo s’impose comme une clé lumineuse qui définit fort bien les contours d’une époque, d’une société ou encore les atermoiements des individus. Et par le prisme de ce témoignage fictionnel poignant, on comprend pourquoi le spectre de Yasujirô Ozu hante toujours aujourd’hui bon nombre de metteurs en scène, de Kore-Eda à Aki Kaurismaki en passant par Wim Wenders, tandis que certains d’autres se sont approprié certains de ses procédés stylistiques.

Sous ses airs de tableau familial sec et monotone, Voyage à Tokyo dissimule des trésors de sobriété, à même d’appuyer une fable amère portée par la grande Setsuko Hara. Yasujirô sublime son sujet, en s’attardant, comme à son accoutumée, sur chaque détail infime et décrypte avec aisance, la lente dislocation des relations entre les parents et leurs enfants.

Le souci du détail

La minutie serait sans doute le terme qui qualifierait le mieux la mise en scène de Yasujirô Ozu, tant il prête attention au moindre objet, à l’attitude la plus bénigne, au décor le plus insignifiant. En s’appuyant sur ce procédé filmique, le cinéaste capte l’essence même de ses protagonistes et de leur environnement, en dépit de l’austérité apparente qui émane de l’ensemble. Ainsi, il amplifie chaque défaut de l’ordinaire, sublime les recoins d’un appartement ou insuffle de l’intérêt à du mobilier ou à du linge en suspension, aidé par une profondeur de champ toujours employée à bon escient.

Au sein d’une atmosphère paisible, presque placide, les excès, les ressentiments, les regrets, les qualités et les failles des personnages transparaissent au naturel tandis que leurs traits de caractères sont décrits à l’aide de quelques images furtives, quelques mots anodins ou comportements adoptés. De fait, Ozu évite les poncifs au moment d’esquisser leur portrait, la forme l’emporte sur le fond, la litote sur la démonstration. La posture avenante de Noriko contraste avec le machiavélisme intéressé de Shige ou la froide hypocrisie de Koichi. Et si tout concoure à une issue tragique inévitable, annoncée par quelques signes souvent infimes, rien ne s’avère plus ravageur que l’implosion d’une famille a priori unie.

Yasujirô Ozu a toujours évoqué le thème du foyer avec cette sempiternelle réserve, parfois épicée d’un poil de mélancolie comme dans Herbes flottantes et Dernier caprice ou avec humour dans Bonjour. Dans Bonjour justement, on assistait à la rébellion d’enfants gâtés et leur grève de la parole faisait sourire le spectateur avisé. Les garnements de Voyage à Tokyo ne plaisantent plus, mais répondent aux transgressions générationnelles. Il faut désormais chasser le passé et s’assurer une place au soleil dans l’avenir.

Voilà pourquoi le fils de Koichi préfère l’école à ses grands-parents ; quand à Shige et à Koichi, le fardeau imposé par cette visite quasi impromptue réveille des souvenirs alors qu’ils doivent penser au présent, dans un Japon d’après-guerre en pleine mutation, au sein duquel ils peinent à briller. Ils aspiraient tous deux à une vie plus prospère mais ni le diplôme de médecine de Koichi, ni le salon de beauté de Shige ne leur ont permis de s’élever pleinement et de revendiquer l’ascension notoire qui leur était promis.

Lost in translation

La visite à Tokyo de Shuskishi et Tomi Hirayama renvoie d’ailleurs à celle de la mère dans Le Fils unique. On retrouve des trajectoires identiques et cette même immersion de provinciaux dans un Tokyo s’adaptant à l’époque, bien que dans Voyage à Tokyo, les ravages de la guerre et l’emprise américaine ont bouleversé considérablement le paysage ambiant. L’introduction du consumérisme occidental modifie les mentalités et le mode de vie au quotidien. Si le sujet n’est pas traité de manière aussi frontale que chez Naruse (qui avait évoqué l’influence galopante des supermarchés), il n’en est pas moins prépondérant puisqu’il justifie l’activité professionnelle de Shige ou la débauche naissante dans les stations thermales.

En outre, on constate l’apparition des fameuses classes moyennes, incarnées justement par la fratrie Hiramaya. Les frères et sœurs bénéficient d’appartements assez confortables sans être très spacieux (il faut prendre en compte que la taille des logements, souvent minuscules au Japon, symbolise en partie la réussite) tandis que Noriko, veuve désargentée, doit se contenter du minimum. Par conséquent, lorsqu’elle réceptionne ses beaux-parents dans sa chambre étroite, elle les honore davantage que Shige et Koichi, malgré leur offre de séjour. Ces quelques anecdotes, qui nous paraissent presque anecdotique, traduisent à merveille l’état d’esprit d’une société.

Et il y a l’excursion en bus qui transporte ces vieux mariés en quelques plans dans ce Tokyo moderne, qui ne semble pas avoir souffert des bombardements encore récents. D’ailleurs, seule la perte de Shoji (symbolisée par sa photo), l’époux de Noriko, rappelle les années douloureuses des combats. Aujourd’hui, la vie de la cité a repris son cours trépidant et on distingue nettement, à travers les images, quartiers populaires et rupins, avec en son milieu, les classes émergentes. Les éléments disséminés s’accordent à une temporalité étirée, marque de fabrique du cinéaste, toujours copiée, mais rarement égalée. Ce ressort lui permet aussi d’entamer un lent requiem, bien plus prononcé que les simples vertiges sur le rebord d’un muret.

N’oublie pas que tu vas mourir

Selon Shakespeare, la morsure du serpent est moins douloureuse qu’un enfant ingrat. Pour Ozû, soigne tes parents, sinon, quand ils sont dans la tombe, il est déjà trop tard. Ces deux visions cyniques, implacables, se placent au cœur du débat de Voyage à Tokyo, là où convergent toutes les destinées lorsque retentissent le dernier chant funèbre et l’appel de l’au-delà. Et si la procession du couple, en guise d’adieux pour la mère, relève d’une allégorie quelque peu facile, elle repose en revanche sur une mise en scène orchestrée à la perfection et un rythme au diapason.

Le cinéaste superpose dans sa narration plusieurs degrés de temporalité et part à la recherche des précieuses secondes qui manquent au crépuscule de notre existence. Comment partir avec sérénité même si, lorsque la mort frappe, tout s’accélère alors que le calvaire enduré par les proches paraît interminable. Ozu enseigne ainsi une leçon formelle exceptionnelle qui sera reprise par Kubrick, Tarkovski ou encore Scorsese.

Le déroulement du récit se soumet à quelques pauses bienvenues, que le réalisateur délimite par des éléments sonores ou visuels, anodins en apparence et pourtant si importants, car authentiques. Voilà pourquoi il s’attarde sur le sifflement d’un train, les va-et-vient d’un éventail, un drap qui sèche ou l’immersion dans les coulisses d’une station balnéaire. À travers ces instants et ces images, il instille cette aura nostalgique qui s’empare de notre inconscient dans l’attente de l’ultime soupir. Et le legs laissé par le vieil homme pour Noriko s’inscrit en subtil clin d’œil à ce facteur temps, cher à Ozu, dans toute sa filmographie.

Le goût du saké

En outre, même si Voyage à Tokyo n’incarne pas le film testament, au contraire de Dernier caprice et Le Goût du saké, sortis quelques années plus tard, le poids des traditions exsude toutefois par tous ses pores et contraste avec les nécessités contemporaines. Le Japon, toujours ancré dans des codes sociaux ancestraux, peine à s’extirper encore aujourd’hui de ce carcan et Ozu pointait du doigt avec malice cette situation dans son long-métrage. Quelques exemples s’insèrent à l’occasion et on saisit pourquoi Noriko ne s’est pas remariée, pour quelles raisons le patriarche s’adonne librement à la boisson, quitte à blesser les siens ou l’importance de s’élever dans la hiérarchie à chaque génération.

La Seconde Guerre mondiale, l’occupation américaine ou la croissance économique n’ont pas altéré le concept d’honneur japonais. Quitte à feindre et à se vautrer dans une crasse hypocrisie, le mot d’ordre reste la respectabilité. Et puis il y a cette scène que l’on peine à appréhender et qui signifie tant. Noriko va chercher du saké chez sa voisine afin de recevoir ses beaux-parents. Partager, échanger autour d’un verre de cet alcool de riz revêt des connotations évidentes et Ozu le soulignera à la fin de sa vie, avec Le Goût du saké justement. Ici, il divise quand il rend saoul et rassemble dans les moments de joie. La clé d’une conduite digne ou indigne, parmi d’autres qui nous servent à apprivoiser ce monument.

Et quand cette richesse de style épouse l’élégance des mots, le mariage accouche d’un trésor iridescent, poétique, magnétique, éternel. Avec Voyage à Tokyo, Yasujirô Ozu n’a pas uniquement bouleversé l’Histoire du cinéma nippon, il a surtout offert au septième art un bijou unique qui reste gravé dans les mémoires.

François Verstraete

Film japonais de Yasujirô Ozu avec Setsuko Hara, Chischû Ryû, Chieko Higashiyama. Durée 2h16. 1953

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