Entretien avec Jean-François Giré sur son livre “Sergio Leone — Il Rivoluzionario”
Les livres sur le western italien sont légion, mais deux auteurs se détachent nettement dans la bibliographie mondiale : l’Anglais Christopher Frayling et le Français Jean-François Giré. Celui-ci, qui a déjà publié deux énormes ouvrages sur le western européen – européen, car on oublie un peu trop que les westerns italiens sont aussi, très souvent, espagnols et allemands –, propose aujourd’hui un Sergio Leone – Il Rivoluzionario en deux volumes. Résultat de plus d’un demi-siècle de recherches et de réflexions, et de rencontres avec Leone (la première eut lieu en 1966, juste après la trilogie des « Dollars »), avec, ce qui ne gâche rien, la vision d’un professionnel, puisque Jean-François Giré est monteur et réalisateur (entre autres du documentaire Sergio Leone – Une Amérique de légende).
On connaît depuis longtemps votre passion pour le western italien, mais y a-t-il une raison particulière pour que vous publiiez ce Sergio Leone maintenant ?
Cet ouvrage correspond à un désir personnel qui ne date pas d’hier. Sergio Leone en avait d’ailleurs lu les prémisses bien avant sa mort et m’avait vivement encouragé. Mes activités professionnelles m’avaient détourné de ce projet, mais il était déjà « dans la boîte » et, toute modestie mise à part, après le succès de mon documentaire pour Arte sur Leone, je me suis dit que je pouvais poursuivre l’aventure.
Cet ouvrage se compose de deux tomes. Cette division n’est-elle pas en contradiction avec la continuité qui, comme vous le soulignez, caractérise l’œuvre de Leone ?

C’est une décision que l’éditeur et son équipe ont prise quand ils ont vu la place que l’iconographie allait occuper dans ce livre. Mais, oui, j’ai adopté pour cet ouvrage la même continuité « classique » que pour mon documentaire. Quand Arte m’avait demandé pourquoi j’avais choisi cette approche, j’avais répondu : « Regardez bien les films. Il y a une évolution à chaque fois. Il y a le film qui a lancé la mode du genre, puis un deuxième opus, puis un troisième… et chaque fois, Leone est monté un cran plus haut. » Pour un réalisateur comme Alain Resnais, on peut concevoir un documentaire commençant par Providence et n’abordant qu’ensuite ses premiers films, mais l’art de Leone est marqué par une montée en puissance constante. Son succès lui a permis de réaliser de plus en plus pleinement ce qu’il souhaitait, et je pense que sa mort, survenue alors qu’il préparait Les 900 Journées de Leningrad, nous a privés d’un chef-d’œuvre.
Pourquoi le titre complet de votre ouvrage est-il Sergio Leone – Il Rivoluzionario, alors que Leone était plutôt conservateur, désabusé et, pour tout dire, « célinien » ?
Oui, c’est même la raison pour laquelle il s’est si mal entendu avec Rod Steiger quand il a tourné Il était une fois la révolution. Rod Steiger voyait son personnage comme une sorte de d’Emiliano Zapata ou de Pancho Villa, alors que, pour Leone, ce n’était qu’un bandit, un voleur de poules, un anarchiste qui se fichait éperdument de la révolution mexicaine – et qui devient révolutionnaire malgré lui.
Pour ne rien vous cacher, j’avais proposé une dizaine de titres… dont aucun n’a été retenu ! Il Rivoluzionario est le fruit d’une décision de l’éditeur et il convient de ne pas le prendre trop au sérieux, mais il n’empêche que Leone a bien été un révolutionnaire du point de vue du langage cinématographique. Il s’est attaqué à un genre qui ne l’avait pas attendu pour exister, mais il a inversé la morale du western. Il n’a pas à proprement parler piétiné les archétypes du genre – ce n’est pas un « déconstructiviste », comme Jacques Audiard a pu l’être avec ses Frères Sisters –, mais il s’en est amusé avec ironie. John Wayne, James Stewart étaient de preux chevaliers défendant la veuve et l’orphelin. L’Homme sans nom de Leone était cynique, ce qui n’a pas manqué de surprendre les spectateurs. Mais il était aussi toujours présent et s’imposait malgré tout comme un héros positif. C’est là, je crois, qu’il faut chercher les raisons du succès populaire et immédiat des westerns de Leone : il s’est amusé du genre, mais en même temps il l’a magnifié. Il n’aimait sans doute pas le western autant que le film noir, mais le western était pour lui un moyen de transmettre son amour du cinéma.
Vous insistez dans votre livre sur la part autobiographique qui se cache dans les films de Leone…
Oui, il a été très marqué par sa jeunesse, par l’histoire tragique de son père mis au chômage forcé par le régime de Mussolini. Il disait à propos du fascisme une chose très drôle et très intéressante : « Le fascisme, c’était une connerie que tout le monde avait prise au sérieux. » Dans Il était une fois la révolution, la révolution mexicaine n’est en réalité qu’un décor, qu’un prétexte pour raconter de quelle manière le fascisme s’était imposé en Italie. Leone avait d’ailleurs complétement réécrit le scénario qu’avait pondu au départ Peter Bogdanovich et qui, à ses yeux, n’était qu’une suite de clichés sur la révolution mexicaine. Si vous regardez la séquence de l’exécution du dictateur, elle n’est pas sans rappeler la manière dont Mussolini a été exécuté.
Il y a aussi chez Leone, de façon récurrente, le thème de l’amitié : « J’étais un enfant unique, avait-il expliqué. Et je cherchais donc l’amitié dans les bandes dessinées et dans les films. »
Doit-on voir dans les multiples flashbacks qui ponctuent ses films la marque d’un retour à l’enfance ?
Les flashbacks sont pour Leone une manière de triturer le temps. Quand on réfléchit bien, tous ses films sont construits autour du temps. Sur l’étirement du temps. Regardez l’ouverture d’Il était une fois dans l’Ouest ou celle – qu’il a lui-même mise en scène – d’Un génie, deux associés, une cloche [film réalisé par Damiano Damiani]. Regardez …Et pour quelques dollars de plus : il fait une chose qui n’avait jamais été faite ; certes, on avait déjà vu des flashbacks dans des westerns, mais il impose ici un flashback découpé en plusieurs morceaux, auquel on ne comprend strictement rien. Il faut attendre le dénouement pour découvrir quelle relation il y avait entre Lee Van Cleef, Gian Maria Volonté et cette fameuse femme qui s’est suicidée. Il y avait là, dans les années soixante, une véritable innovation.
Ce morcellement du temps joue aussi, évidemment, un rôle capital dans Il était une fois en Amérique. Flashbacks qui sont peut-être – qui sait ? – des flashes-forward, des rêves de fumeur d’opium. Malheureusement, les Américains se sont avisés de faire une version « chronologique » du film, dans laquelle tout s’écroulait. Les versions anglo-saxonnes avaient d’ailleurs tendance à aplanir les films de Leone. Par exemple, toutes les insultes de guerre dans Il était une fois la révolution, toute cette trivialité à laquelle il tenait tant était effacée dans les versions anglaises. Et c’est la raison pour laquelle il préférait de loin les versions françaises, qu’il dirigeait lui-même.
Cet étirement du temps dont vous parlez était-il un moyen de lutter contre la mort ?
Le film le plus caractéristique à cet égard est Il était une fois dans l’Ouest, qui sent la mort dès le début, avec ces trois tueurs qui – tous trois, mais en particulier celui qui fait craquer ses doigts – ressemblent à des croque-morts. À vrai dire, la mort plane tout le temps dans ce film et tous les personnages, qui peuvent évoquer des spectres, font tout pour retarder l’instant fatal, l’instant où il va falloir régler les comptes, où l’on prend son temps pour s’observer, pour se questionner, alors que les choses pourraient se passer beaucoup plus vite, ce qui nous renvoie à Céline – Leone avait songé à adapter son Voyage au bout de la nuit –, qui disait que la seule vérité de ce monde, c’est la mort.
Qu’est-ce qui, selon vous, a poussé Leone à produire d’autres réalisateurs ? Les témoignages sont là pour nous dire qu’il mourait d’envie de mettre lui-même en scène certaines séquences des films qu’il produisait (ce qu’il a d’ailleurs fait pour Mon nom est Personne) ?
Si l’on en croit son épouse, il était insupportable pendant cette période. Il était désagréable avec elle, avec les enfants, en particulier avec son fils Andrea qui était un adolescent un peu difficile. Il ne supportait pas de voir les autres faire ce qu’il mourait d’envie de faire lui-même, c’est-à-dire de la mise en scène. Mais il attendait de pouvoir tourner Il était une fois en Amérique – il a dû attendre plus d’une décennie pour arriver à ses fins – et il s’impatientait. Il s’est lancé dans la production parce que c’était pour lui un moyen de ne pas se couper du cinéma. Cela dit, il n’a jamais été un producteur interventionniste et si, dans son coin, il bouillait, il laissait une grande liberté aux réalisateurs qu’il produisait.
Après ce Sergio Leone, y a-t-il un autre ouvrage en préparation ?
Oui, une encyclopédie du western américain des origines à nos jours. Ce sera un regard croisé entre l’histoire des États-Unis, spécialité de mon co-auteur, et ce que Hollywoood a produit comme choses vraies ou comme mythes. C’est un énorme travail, qui nous occupe depuis plus de dix ans, d’autant plus énorme que nous nous sommes attaqués aussi aux téléfilms et aux séries télévisées. Mais c’est un travail passionnant. La période du muet en particulier est absolument extraordinaire. On s’aperçoit, même si la plupart des films ont disparu, que tout avait déjà été inventé. Les femmes et les Amérindiens étaient déjà au premier plan…
Propos recueillis par FAL
Jean-François Giré, Sergio Leone – Il Rivoluzionario. Vol. 1 De Mussolini à Eastwood ; vol. 2 L’Amérique. The Jokers Films, décembre 2024. Chaque volume : 20,00€.
(Le B-r/DVD du documentaire Sergio Leone – Une Amérique de légende est publié chez ESC.)