Le Garçon et le Héron, la dernière ballade de Miyasaki ?

Japon. Seconde Guerre mondiale. Suite au décès de sa mère lors d’un bombardement, Mahito, un jeune adolescent quitte Tokyo pour s’installer dans un manoir familial au cœur de la province nippone. Il fait plus ample connaissance avec sa tante, nouvelle compagne de son père et rencontre un étrange héron aux pouvoirs mystérieux. Mahito va pénétrer alors dans un monde mystérieux et percer des mystères séculaires.

À l’aube du second millénaire, le cinéma d’animation japonais est devenu, en l’espace d’une décennie, un terrain d’expérimentations fascinant, enfin acclamé par le public et la critique, après avoir été boudé pendant une trop longue période. Mais il lui faudra encore patienter un peu avant de connaître la consécration ultime, symbolisée par l’Ours d’or de Berlin reçu remporté en 2002 par Le Voyage de Chihiro, signé Hayao Miyasaki. Ce dernier justement appartient au cercle très fermé des cinq hommes dont le travail a conquis l’Occident et permis à leur art, de s’imposer hors des frontières du pays du Soleil levant. On retrouve parmi eux Katsuhiro Otomo, Mamoru Oshii, Satoshi Kon et Isao Takahata.

Les années ont passé depuis l’entame de cet âge triomphal et ont emporté hélas, Satoshi Kon et Isao Takahata tandis que Mamoru Oshii et Katsuhiro Otomo ont presque disparu de la circulation, en raison avant tout de leurs échecs successifs au box-office. Hayao Miyasaki quant à lui, après son biopic Le Vent se lève en 2013, s’était progressivement retiré au profit de son fils Goro. Mais à la surprise générale, il décida de revenir afin d’offrir un (ultime ?, rien n’est certain pour le moment) long-métrage en guise de relai aux générations futures.

Un cadeau sous la forme d’un conte singulier dont il a le secret, Le Garçon et le Héron, qui mêle habilement les deux facettes de l’univers du cinéaste. Beaucoup se sont entichés des aspects oniriques, charmants et féériques présents dans sa filmographie. Des caractéristiques à l’opposée de l’œuvre d’un Satoshi Kon ou d’un Mamoru Oshii (qui leur a valu d’ailleurs d’être plus appréciés par les membres de la profession, de James Cameron aux Wachowsky en passant par Darren Aronofsky).

Il serait donc aisé de réduire le savoir-faire de Miyasaki au Voyage de Chihiro ou à Mon voisin Totoro alors qu’il peut instiller une dose d’amertume et un côté désenchanté quand l’ambiance s’y prête. Porco Rosso, Princesse Mononoké et Le Vent se lève adoptent avec brio cette posture du maître. Et Le Garçon et le Héron, sous ses airs de sempiternelle fable, recèle en son sein une once de noirceur juxtaposant, ce avec limpidité, toutes les obsessions de son auteur. Une méthode habile pour que son héros renonce aux vertus de l’innocence ainsi qu’à l’image aseptisée qui colle à la peau des personnages chers au metteur en scène.

Dans l’ombre de l’Histoire

Par conséquent, Hayao Miyasaki ancre son récit en pleine Seconde Guerre mondiale, avec un Japon croulant sous les bombardements américains qui causeront, d’ailleurs, la mort de la mère de Mahito. Miyasaki avait déjà évoqué cette ère sombre de l’Histoire, n’épargnant pas, au passage, les dictatures et le rôle du Japon dans le conflit. Et si les Chemises brunes de Mussolini ou les kamikazes étaient montrés en arrière-plan dans Porco Rosso ou dans Le Vent se lève, le réalisateur n’a jamais occulté les horreurs d’un combat inique dans lequel s’était engagé son pays natal.

Cette obsession, entre peur de la bombe et poids des remords imprègne une bonne partie du cinéma d’animation japonais ; Akira, Jin-Roh, Le Tombeau des lucioles ou le plus récent Dans un recoin de ce monde rappelaient à la conscience collective nationale, les dérives autoritaires et les conséquences désastreuses qui ont impacté ensuite la population. Mamoru Oshii dans Patlabor 2 signalait à juste titre que la seule guerre juste fut celle menée contre les nazis, les alliés du Japon. Or, si Miyasaki se refuse à tout cours géopolitique ou à une vaste leçon, il n’hésite pas à portraiturer en arrière-plan le côté indicible de la vie quotidienne durant les troubles.

La contribution des écoliers à l’effort de guerre, l’enrichissement de certains notables et industriels ou l’accès difficile à des aliments de qualité même pour les plus riches, sont autant d’éléments concomitants qui redéfinissent l’activité, les coutumes et les comportements. Ce tableau peu reluisant parfaitement établi par Miyasaki se corrèle avec élégance à celui consacré à la famille de Mahito.

Une affaire de famille

Et au moment d’aborder cette thématique qui lui a toujours importé, Hayao Miyasaki change radicalement de style et délaisse ce côté un poil infantilisant, presque aseptisé, qui avait tendance à agacer ses détracteurs les plus féroces. Il abandonne également la poésie épique d’un Akira Kurosawa au bénéfice du naturalisme d’un autre de ses compatriotes, Yasujiro Ozu. Certains détesteront la mise en bouche lascive, cette exposition d’une heure, contemplative, qui instaure lentement les enjeux. On est bien loin du rythme trépidant d’un Princesse Mononoké, surtout que l’humour qui régnait autrefois s’est étiolé depuis Le Vent se lève.

Le regard cynisque porté sur Mihato et les siens par le cinéaste contraste avec les jours heureux dans lesquels baignaient ses autres protagonistes par le passé. On cherche désormais à fonder une nouvelle famille, en faisant presque fi des êtres perdus, que l’on chérissait il n’y encore pas si longtemps. L’attitude du père de Mihato surprend, irrite puis émeut ; ses rares apparitions rappellent nos propres faiblesses, notre propension à oublier pour panser les blessures. Si les cicatrices persistent, il faut avancer quitte à souffrir et faire souffrir. Voilà pourquoi Mihato doit se lancer dans une quête presque impossible, pour réparer ses erreurs et aller de l’avant. Miyasaki renoue en partie avec son attrait pour le fantastique, la fantasy et les légendes orientales pour parler de rédemption mais aussi de questions métaphysiques.

Souvenirs et châtiments

Et il faut avouer que dans cet exercice, le metteur en scène ne brille pas particulièrement, s’égarant en chemin lorsqu’il traite de la vie et de la mort à travers un discours pompeux censé ponctuer les tribulations de son héros. En articulant sa narration autour de principes biens connus issus de la science-fiction, il opère en terrain presque inconnu perdant l’attention du spectateur alors que son propos dédié aux souvenirs et à la rédemption passionnent davantage car mieux maîtrisés. Comme souvent, afin d’illustrer ces deux points, il s’appuie sur la relation ténue entre l’homme et l’animal, à même de les expier de leurs pêchés.

Il faut maudire comme Circé dans la mythologie et transformer les êtres en créatures improbables pour mieux les réconcilier avec la nature. Subsiste ainsi l’incertitude nécessaire, celui de la faute originelle, qui travestit les souvenirs, nous fait basculer dans le chaos et balaie les derniers résidus de l’enfance. Pourtant quelques mots susurrés, des aveux ou l’éveil des sentiments suffisent parfois à la renaissance. Et les flammes du phénix surgissent alors pour susciter l’espoir.

Nul ne doute qu’à travers Le Garçon et le Héron, Hayao Miyasaki cherche à léguer sa conception du cinéma que son propre fils a encore du mal à appréhender. Sa démarche inhabituelle risque de déconcerter une fois de plus après Le Vent se lève. Pourtant, tout comme pour son précédent long-métrage, il teinte son film d’une aura décomplexée, marquée par la maturité, lui conférant un statut d’authenticité à défaut de celui de chef-d’œuvre. Au lieu de retourner en enfance, il grandit et gagne, de fait, en sincérité.

François Verstraete

Film d’animation d’Hayao Miyazaki avec les voix de Soma Santoki, Kô Shibasaki, Masaki Suda. Durée 2h03. Sortie le 1er novembre 2023

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