Entretien avec le dessinateur de l’adaptation en bande dessinée du roman de J.-P. Manchette “Nada”

 

© Max Cabanes

Boojum <> Dans quelles circonstances avez-vous été amené à adapter en bande dessinée les romans de Manchette ? Comment s’est effectuée la répartition entre les titres adaptés par Tardi et les vôtres ?

Max Cabanes <> J’ai reçu un jour un coup de téléphone de Doug Headline (suivi ou précédé, je ne sais plus très bien, d’un appel de mon éditeur, José-Louis Bocquet), qui me proposait d’adapter La Princesse du sang, le roman inachevé de Manchette.

J’étais très surpris. J’ai immédiatement pensé à Tardi, à son travail déjà substantiel sur Manchette, à son aura dans le métier… Bref, j’ai demandé à Bocquet et à Headline au moins deux mois pour réfléchir. J’ai exposé mon dilemme à quelques amis ; j’ai longuement soupesé la chose. Doug a réaffirmé son intention. J’ai accepté. La différence de style ou de notoriété entre Tardi et moi ne semblait pas déranger outre mesure Doug et José-Louis.

La logique aurait voulu que je vérifie d’un peu plus près la faisabilité du projet. Et puis je me suis dit que, quitte à manquer d’air, dans le genre « ça passe ou ça casse », je ne pouvais pas refuser d’affronter l’Everest, ne serait-ce qu’une fois dans ma vie.

Quant à la répartition entre les titres, elle s’est faite naturellement. Tardi s’était attaqué à Fatale au moment où Manchette écrivait le roman, mais il avait abandonné en cours de route, après avoir dessiné une vingtaine de pages. Nous avons donc choisi d’adapter nous-mêmes ce livre. Et lorsque Doug m’a proposé Nada, Tardi sortait, juste à ce moment-là, son travail sur les carnets de guerre de son père : Moi, René Tardi… De plus, mes rapports avec Tardi ont toujours été très bons ; nous nous connaissons depuis nos débuts.

 

 

Comment Doug et vous vous répartissez-vous le travail ? Sa dédicace semble indiquer que les étapes avant de parvenir aux planches définitives sont très nombreuses.

Je fais plusieurs filtrages de lecture, avec des annotations au crayon qui portent sur mes sentiments et mes émotions. Des repères de découpage aussi, mais mal dégrossis. Cette étape du travail doit rester proche de l’attitude du lecteur « pris » dans sa lecture…

Ensuite, Doug me fait part de ses propositions et de ses sentiments, m’indique le nombre approximatif de pages qu’on peut envisager à ce stade, etc. Puis il m’envoie par courriel un découpage, par séquences de huit à douze pages environ. Il propose plans, ambiances et dialogues, mais toute liberté m’est laissée pour suivre ces propositions ou, parfois, et après discussion, m’en écarter. Cela peut prendre de longues minutes au bout du fil.

 

Nada est probablement le roman de Manchette le plus connu. Quelles questions spécifiques se sont posées pour vous à son sujet ? Avez-vous vu le film de Chabrol, à qui d’ailleurs votre diplomate américain ressemble un peu ?

Je suis bien incapable d’établir une hiérarchie dans les romans de Manchette. Doug Headline est aussi dans le flou sur cette question. J’avais lu, dans, sauf erreur, la revue Polar, que Nada avait été classé comme « le meilleur polar de tous les temps », mais cela ne répond pas vraiment à votre question.

Sinon, l’une des difficultés pour l’adaptation de Nada tient à sa densité et aussi au fait qu’il y a un certain nombre de scènes de huis-clos où les personnages discutent longuement dans des décors parfois inhabituels, comme l’hôpital des gardiens de la paix, à Paris, et pour lesquels il était quasiment impossible d’avoir des documents à la fois précis et d’époque. J’ai dû inventer en m’inspirant d’autres lieux. Mais rien qui vienne du film de Chabrol ‒ que j’ai évité de regarder.

Il est assez facile d’avoir accès sur Internet à des documents d’époque, mais ils restent dans l’ensemble plutôt généraux et basiques. Il faut vraiment ramer pour trouver la singularité des lieux de vie chez les gens, tout ce qui va crédibiliser le récit… L’idéal serait de pouvoir consulter tous ces albums-photos qui dorment dans les armoires, dans les greniers. Trésors inaccessibles pour les dessinateurs ! Par exemple, je me souviens avoir cherché, pour un tout autre travail sur les sixties, un Scopitone, ce juke-box des années « yéyé » (avec son et image)… Impossible alors de trouver une illustration, y compris à la bibliothèque de Beaubourg. Finalement, au cours d’une soirée chez des amis au cours de laquelle j’avais exposé mon problème, une des invitées m’a dit qu’elle avait plusieurs photos de famille prises devant un de ces fameux Scopitone…

À cela j’ajouterai que la plupart des romans de Manchette ont la particularité de « faire bloc ». Il y a un verrouillage : rien n’est en trop ; c’est du maigre, du très maigre. On peut éventuellement nourrir le dessin avec les non-dits, sans dénaturer. Quant au personnage du diplomate, il est référencé par Manchette dans son journal comme étant proche, physiquement, de l’acteur américain Edward Andrews.

 

 

Vous avez choisi pour cet album une dominante qu’on pourrait appeler « bi-monochrome », avec alternance entre un bleu et un orange parfois inattendu…

Les tonalités, les ambiances de couleur sont l’expression codifiée de mes sentiments de lecteur. Elles ne traduisent que pour une part minime une réalité physique objective. Très peu d’imitation du réel. Je joue avec les deux modes, ce qui donne une sorte de réalité oblique. Je cherche à faire passer une stupéfaction du regard.

 

Mais votre travail de reconstitution ‒ vous évoquiez vous-même vos recherches ‒ est impressionnant, au point que, quand vous donnez un nom à un bar, on ne peut s’empêcher de se demander si ce bar existait vraiment il y a quarante ans…

La crédibilité m’importe plus que l’exactitude.

Si, dans les détails de la représentation d’un coin de rue, je ne montrais que la positivité du vivant, je ferais du Norman Rockwell, pour ainsi dire… La crédibilité — celle d’un roman noir, bien sûr, car les peintures de Rockwell sont aussi crédibles à leur manière — viendra plus certainement si j’introduis une dose de négatif : une grille baissée sur une librairie (qui provoquera un pincement au cœur subliminal), deux ou trois objets abandonnés devant une très belle porte d’un immeuble haussmannien et qui attendent les éboueurs… On peut parier à coup sûr que cette réalité subliminale agit sur nos sens et qu’elle constitue l’histoire muette de toute époque. Pour tous les autres détails, lorsque je n’ai pas de document d’époque, je vais glaner, par exemple, un nom de magasin qui m’amuse ou qui me plaît, ou même j’en invente un ‒ il me suffira d’en transformer la police de caractères pour être raccord. Et je fais aussi appel à ma mémoire de témoin de ces années soixante-dix : j’ai dessiné la place de la Contrescarpe, à Paris, et l’un des grands bars de cette place s’appelait « La Chope », alors qu’aujourd’hui il ne porte plus ce nom. Je l’ai gardé dans l’image. Je fus un assidu de ce bistro. J’ai peut-être vu passer Buenaventura !

 

 

Il y a dans Nada peu de personnages vraiment attachants, aucun d’entre eux n’étant très fixé sur ses propres motivations. Comment avez-vous fait pour vivre avec eux, et pour les faire vivre ?

Je fais tout pour que le dessin montre l’intérêt que j’ai pour les personnages, quels que soient leurs motivations et leurs caractères. Le « je-m’en-foutisme » alcoolisé et nihiliste de D’Arcy m’insupporte au début, mais, ensuite, son comportement stoïque devant la mort, même s’il nous semble stupide, m’évoque aussitôt le vide de certaines existences et la tentative d’y remédier par des actes spectaculaires et inconséquents — un gâchis qui serre la gorge. Avec le temps, ce qui nous semble singulier et se détache du groupe chez certaines personnes, a tendance à devenir un archétype, la singularité qui avait retenu notre attention s’étant émoussée jusqu’à la banalité. C’est un processus qui s’accomplit très vite et qui est fréquent, une entropie du désir ; je songe à des gens que j’ai fréquentés, aimés. Treuffais, D’Arcy, Buenaventura, Cash, Meyer et Épaulard ont presque tous un rapport avec cela.

Je crois que cette question de l’humain malgré tout ne se pose pas vraiment dès lors que l’acte d’écrire est bien la manifestation d’un intérêt majeur pour les choses de la vie. Et dessiner, c’est pareil. Comment transposer graphiquement ? comment ne pas tomber dans la caricature ? En manifestant, grâce au dessin, cet intérêt majeur pour les choses de la vie.

 

La collaboration Manchette-Cabanes-Headline va-t-elle se poursuivre ?

Doug écrit en ce moment l’adaptation de Morgue pleine, où l’on retrouve le privé Eugène Tarpon. J’ai dessiné une vingtaine de pages. Et je me régale.

 

Propos recueillis par FAL

 

Cabanes/Manchette Nada. D’après le roman de Jean-Patrick Manchette. Adaptation : Max Cabanes et Doug Headline. Dupuis, « Aire libre », octobre 2018, 28,95 euros

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