Le moral des ménages: au plus bas

On avait lu avec bonheur Le Système Victoria, du même auteur, qui confrontait une égérie avec l’homme ordinaire nous serions tous, plus ou moins. Le roman dressait un tableau lucide de la vie parfaite sous le néolibéralisme, non sans y mêler une romance d’amour bien érotique : il faut de tout pour faire un bon roman qui se vend, Éric Reinhardt le sait, lui qui suivit les enseignements de l’Institut supérieur de gestion dans le but de devenir éditeur. 

Victoria de Winter était une belle figure du libéralisme triomphant : DRH de haut vol dans une multinationale, mariée, quatre enfants, elle saute d’avion en avion. D’un point à l’autre du globe mondialisé, elle intervient pour négocier, restructurer, délocaliser. Survoltée, énergique, elle est adepte de tous les plaisirs, dont l’érotique. Son amant est marié lui aussi, vit dans un pavillon en banlieue ouest, il est directeur de travaux en BTP. Idéaliste et rêveur, issu d’un milieu modeste, il peine à jouir…

Le bonheur des trente glorieuses

Ce personnage semble être le digne successeur de Manuel Carsen, le narrateur du Moral des ménages, un roman qu’Éric Reinhardt a publié en 2001, soit dix ans avant le Système Victoria. Comme son auteur, Manuel Carsen a rongé son frein dans une maison de banlieue. Voilà ce qu’en dit Reinhardt lors d’une interview dans le journal Le Monde : il a vécu « à une trentaine de kilomètres de Paris, dans un immense lotissement Levitt près de Corbeil-Essonnes, qui rassemblait des familles de classe moyenne comme la mienne. C’était un ensemble d’inspiration californienne, avec cinq modèles-types de maisons, dont certaines avec des colonnes, des briques, des bow-windows… » Un décor triste à pleurer que l’on retrouve dans son roman. De même, le père de Manuel ressemble à celui de Reinhardt : « Mon père était commercial dans une société d’informatique, ma mère ne travaillait pas, dit-il dans la même interview […]. Mon père, qui avait subi des humiliations professionnelles, des périodes de chômage, estimait qu’il valait mieux avoir des rêves proportionnés à ses origines ». Telle est le tableau d’une famille de classe moyenne des trente glorieuses : le père cadre commercial en entreprise, la mère au foyer, ils accèdent à la propriété suite à de strictes économies… Le fils rêve d’autre chose, il veut devenir chanteur populaire, mais il se soumettra à l’avis de son père : il fera une école de commerce…

Un roman autobiographique

La source de ce roman est donc autobiographique. Un roman rageur où l’auteur règle ses comptes, sans merci.

On s’étonnera du climat de mépris généralisé qui imprègne la totalité du livre : le père veut s’affranchir de sa condition sociale, il collectionne les échecs sans se révolter, la mère au foyer gère la tambouille, le fils passe son temps à se masturber dans les toilettes en lorgnant des magazines pornos, tout ce beau monde s’engueulant tous les soirs… Soit un ramassis de clichés éculés ; un discours de haine stéréotypée pour décrire des vies stéréotypées. 

Tel est le choix de l’auteur : toute empathie est bannie, on ne cherche pas à comprendre comment le désir de sortir de la pauvreté et des misères de la guerre a conduit ces gens  à ce degré d’aliénation que Reinhardt sait pourtant bien décrire quand Manuel Carsen son narrateur, décrit ce qu’il ne veut pas devenir :

«  Un homme qui marche, qui mange, qui dort, qui travaille et qui paye un loyer MAIS QUI EST MORT, qui n’est qu’un pion inanimé qui subit l’existence, un automate qui n’a plus d’horizon, qui vit cloîtré dans une cellule, ne construit rien, ne nourrit plus d’espoir, accumule les années, attend la mort clinique en sachant que rien d’impromptu d’ici là n’enrichira ni surprendra son existence. »

Il ne s’épargne en rien dans ce tableau dévastateur, il s’y inclut avec cet auto-portrait :

« La middle class est un réservoir phénoménal d’ambitions artistiques nourries par le seul désir de sortir du lot, faire luire son narcissisme en souffrance, mettre un visage et un nom sur son matricule, nourries par le désir d’être unique et devenir célèbre ».

 À une nuance près : lui a réussi là où son père a échoué.

Mathias Lair

Éric Reinhardt, Le moral des ménages, Gallimard Folio, mai 2024, 256 pages, 7,40 euros

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