Relire Henry Miller et son « Tropique du Cancer »

Henry Miller est un écrivain américain, dont on ne parle plus assez aujourd’hui, qui fit scandale dans l’Amérique puritaine des années 30, avec des romans comme les deux Tropique ou la Crucifixion en rose, puisqu’il écrivit une littérature de la libération par la débauche.

Tropique du Cancer (1934) est le roman d’un Américain à Paris. C’est un roman, écrit à la première personne du singulier, comme tous ses autres livres, et qui se passe au numéro 18 villa Seurat, située à proximité du parc Montsouris dans le 14e arrondissement de Paris. Le récit se déroule dans la France des années 30, certainement plus libre que l’Amérique d’alors, et après avoir fait de nombreux métiers, le narrateur s’installe dans la plus belle ville du monde, celle qu’Hemingway célèbrera pour être une fête permanente, afin de devenir écrivain, mais disons-le, pas n’importe quel écrivain : un écrivain du vice. Parce que Miller a clairement en tête l’œuvre qu’il compte écrire, et tout l’objet de celle-ci tient dans cette phrase : « Le sujet de mes livres, ce n’est pas le sexe, c’est la libération de soi. » N’allez donc pas chercher chez Miller la volupté de l’amour, l’érotisme poétique des corps, la beauté des relations sexuelles. Miller réprouve tout cela, car tout cela lui rappelle la société américaine, et sa véritable obscénité, celle de la consommation, de la publicité, de l’opulence, des marchés de masse. On peut alors dire, que Miller est bien plus français qu’il n’est américain. Il retourne l’érotisme contre lui-même, à travers un éloge de la pornographie, celle que les puritains américains condamnent, parce que ces messieurs d’alors, si sûrs de leur fait, ne supportent pas d’affronter le réel tel qu’il est. On veut bien en Amérique accepter la violence, la cruauté entre les hommes, mais on déplore l’étalage des sexes, la crudité de l’amour, le désir des corps, et le libertinage que l’on assimile à de l’obscénité pure.

Ce qui fera dire à l’auteur de Tropique du Cancer :

« Tout ce qui était littérature s’est détaché de moi. Plus de livres à écrire, Dieu merci ! Et celui-ci, alors ? Ce n’est pas un livre. C’est un libelle, c’est de la diffamation, de la calomnie. Ce n’est pas un livre au sens ordinaire du mot. Non ! C’est une insulte démesurée, un crachat à la face de l’Art, un coup de pied dans le cul à Dieu, à l’Homme, au Destin, au Temps, à la Beauté, à l’Amour !… à ce que vous voudrez »

Henry Miller écrivait à l’époque où il existait encore des hommes libres, où l’on croyait que l’art, la littérature, la poésie, la philosophie seraient capables de nous émanciper des préjugés, des opinions, des dogmes collectifs, de la grégarité sociale. Tropique du Cancer est l’histoire de cet homme affranchi de la morale de son époque, de la moraline d’un pays dominé par les barbares, les puritains, ces hommes qui assènent des leçons de morale sans avoir un gramme sur eux de vraie morale, et un minimum d’intelligence dans leurs propos. Pour vivre librement, pleinement, pour écrire, Miller vient donc à Paris, la ville lumière, non pas cette ville qui ne dort pas, comme l’est New York, mais cette ville où l’on se sent libre de créer et d’aimer à sa guise. Pour cela, il a quitté l’Amérique qu’il honnit, toutes affaires cessantes, pour venir vivre une vie de bohème à Paris, renonçant à l’ordre bourgeois, mais sans avoir encore tout à fait trouvé son style, sont esthétique littéraire. Et rien ne pourra l’arrêter, aussi vivra-t-il à Paris sans le sou, dans une vie désordonnée, racontant dans ce roman, ses amitiés parisiennes, où ses pensées, utilisant une écriture non loin du stream of consciousness de son époque, mode d’écriture très proche du monologue intérieur. Il choisira alors ce départ, volontaire, comme un naufragé, vivant une phase de désordre, une phase négative de la transformation, dont le Cancer, signe de la mort, est le symbole zodiacal, comme le Capricorne est le signe de la renaissance. Mais, à la différence de ses congénères, Miller est un homme libre, affranchi des codes moraux de son époque, du long et morne cortège de la moralité américaine, de ses lubies, de sa réussite sociale qu’on vous impose à grands coups d’injonctions morales et sociales.

« Je suis un homme libre – et j’ai besoin de ma liberté. J’ai besoin d’être seul. J’ai besoin de méditer ma honte et mon désespoir dans la retraite ; j’ai besoin du soleil et du pavé des rues, sans compagnons, sans conversation, face à face avec moi-même, avec la musique de mon cœur pour toute compagnie… que voulez-vous de moi ? Quand j’ai quelque chose à dire je l’imprime. Quand j’ai quelque chose à donner, je le donne. Votre curiosité qui fourre son nez partout me fait lever le cœur. Vos compliments m’humilient. Votre thé m’empoisonne. Je ne dois rien à personne. Je veux être responsable devant dieu seul … s’il existe ! »

Alors, évidemment, on en voudra énormément à Miller d’avoir choisi comme cela d’assumer sa liberté, plutôt que de signer le contrat social, comme cela avec tous les autres suivistes, d’avoir refusé de rejoindre le rang, d’avoir désiré libérer les hommes de leurs chaines mentales. Écrit en 1931, Tropique du Cancer sera publié en 1934, à Paris, par Obelisk Press. Mais c’est en 1961 seulement, que ce roman paraîtra aux États-Unis. Le puritanisme américain ne laissera pas passer ce livre, immédiatement poursuivi pour obscénité. Considéré comme un livre scandaleux, outrageant pour la morale. Comment donc Miller,osait-il ainsi raconter par le menu, ses errances parisiennes, ses repas gargantuesques, ses rencontres féminines torrides, dont il décrit les scènes sexuelles sans censurer un seul détail ? C’est évidemment un choix, un prisme adopté par Miller, pour faire un pied-de-nez à la moralité américaine, c’est un acte courageux aussi, celui d’un écrivain né à Paris, qui utilisa la littérature, le style, la poésie, inspiré par Céline, inspirant Bukowski, pour libérer les hommes des tabous sexuels, et aussi, libérer la littérature américaine, à la fois d’un point de vue moral, mais aussi social, et légal.

Le 26 novembre, Miller envoie ce livre à Blaise Cendrars, qui écrira dans la revue Orbes, le 1er janvier 1935 : « Un écrivain américain nous est né. Henry Miller qui vient d’écrire son premier livre, qui vient de publier son premier livre à Paris. Livre royal, livre atroce, exactement le genre de livres que j’aime le plus. »

Tropique du Capricorne faillit rejoindre Sexus, dans l’enfer des bibliothèques américaines. Grâce lui en soit rendue, le jugement sera cassé en 1964, mais le livre demeurera un exemple d’ouvrage scandaleux, et une vraie révolution dans le monde des lettres, consacrant Miller auprès des plus grands, comme Cendrars, Céline, mais aussi Rabelais. Alors, certes, Miller fut raccroché à la Beat generation, et un temps, considéré comme une sorte d’écrivain générationnel, mais ce que l’on peut retenir de son œuvre, et notamment de Tropique du Cancer, c’est qu’il fut un écrivain inclassable, libre, et affranchi des codes de son époque. C’est aussi, en homme libre, qu’il faut aborder ce livre, et le lire, en-dehors de tout préjugé, ou de tout fanatisme littéraire.

Marc Alpozzo

Henry Miller, Tropique du Cancer, traduction de l’anglais et préface d’Henri Fluchère, Folio, octobre 2022, 480 pages, 10,60 euros

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