Formosana, histoires de démocratie à Taiwan
Formose, belle île, Ilha formosa, formosana, miscellanées offerte à la plus belle !
De Taiwan, capitale mondiale du microprocesseur, exclue de la grande majorité des institutions internationales, nous savons si peu.
1994. Tornade au cœur des années milléniales, génération Y, Vive l’amour, coup d’archet de ce qu’un peu vite notre manie taxinomique nomma « nouvelle vague » asiatique, éclate dans la nuit de Taipei. Une vague ? Une lame de fond si taiseuse quand nous nous parlons tant.
Vive l’amour, à la face de l’orgueilleux Occident, jette l’impasse de son propre modèle, mise à nue par un cinéaste de culture, pour quelques instants encore, traditionnelle, confucéenne, surtout dans ses campagnes. Désormais, que trois êtres — une agente immobilière, un garçon de café et un vagabond – squattent un appartement des Beaux quartiers sans se rencontrer autrement qu’en baisant sans affects et sans parole ou qu’une jeune fille puisse sangloter sur les gradins d’un théâtre de verdure, à quelques centimètres d’un homme qui lit son journal sans lui faire lever la tête, nous paraît chose des plus ordinaires.
Quant à The Touch of zen, sorti en 1971, arrivé en 1975 en Europe, admirable poème où d’antiques guerriers, djinns, esprits et fantômes, se mêlaient aux oiseaux du ciel et aux arbres des forêts, ce fut l’un des rares films de sabre qui osait s’achever sur le triomphe du méchant. Lors, aucun de nous, en dépit des admonestations de l’agronome René Dumont, ne pensait encore l’urgence écologique mais ce fut par ces portes adamantines que Taïwan, avant qu’Edward Yang et Hou Hsiao-Hsien ne devinssent, avec raison, les coqueluches de tous nos festivals et les maîtres à filmer d’un Bertrand Bonello, étaient entrés.
Si la France sut vibrer à ces musiques venues d’ailleurs, c’est d’avoir déjà, sans tout à fait le comprendre, ressenti les mêmes vibrations en voyant Pauline s’en aller, Depardieu et Adjani se poursuivre et se séparer sous les néons baroques d’un buffet de gare, en entendant Marie-France chanter les marins dans les ports et Hélène Surgères se résigner à être, quoique d’un charme entêtant, irrémédiablement déjà vieille. André Téchiné demeure celui par qui la possibilité d’aimer le cinéma asiatique est entrée dans nos vies. En filigrane de Barocco, des Roseaux sauvages et de J’embrasse pas, la magie future des poèmes de néon et de soie entièrement tressés à la gloire du désir de Wong Kar-Wai.
Nos mémoires déjà étaient taïwanaises, enfin nos sensibilités à la neige qui tombe, à la fleur qui surgit au printemps, aux trains qui partent sans revenir, aux silences des amants, à la blessure homosexuelle, à l’étrangeté intrinsèque des jeunes filles — quoique, de la situation réelle du pays et de son histoire, bons élèves du lycée Papillon, nous ne sachions, Français, presque rien. Ignorance non pas comblée mais quelque peu atténuée par la parution de ce formidable volume de neuf nouvelles, savamment et sans pédanterie pré- et postfacées, contextualisées et mises en perspective.
Ce qui importe ici tient — littérature oblige — aux arts et manières de dire le politique dans l’exercice pratique de la vie, devenu une des pulsations des corps et des cœurs, un battement temporal, un crépitement, une pulsation sanguine, une veine qui éclate ou se tarit.
La sélection, sans doute drastique, n’a conservé que le bon grain et, le livre refermé, le lecteur doit confesser qu’en Occident où nulle censure apparente n’existe à force de pouvoir tout dire nul ne dit plus rien et qu’à Taïwan, pour le moment, nul ne se saisit sans nécessité de sa plume. Surtout pas un des nouvellistes élus qui n’ait trouvé la juste forme où enclore ses terreurs, ses rêves et son récit. Lecteurs de Houellebecq, passez votre chemin ! Ici écrire exige — au-delà de la justesse des sensations et de l’analyse — un écrin, un chemin où, de métaphores en métaphores, sens et non sens apparaissent dans l’éclatante lumière de l’art et non dans l’informe d’une conversation ou d’une dissertation.
Tous les textes du recueil ont été composés après 1987 : l’année qui vit la levée de la loi martiale. Tous ou presque évoquent un moment l’autre de la longue tragédie taïwanaise. De 1895 à 1945, date de sa rétrocession à la Chine, Taïwan, colonie hollandaise, livrée au Japon, avait vu sa culture durablement nipponisée, en dépit d’insurrections violemment contrôlées. 30 000 Taïwanais trouveront la mort sous la bannière de l’empire du Soleil levant, avant que la défaite ne les soumette aux nationalistes du Kuomintang et ne leur interdise d’user d’une autre langue que du mandarin. Désormais, seules les langues chinoises seront tolérées.
Entre 1949 et 1987, la « terreur blanche » fit dans le parfait silence du monde des dizaines de milliers de victimes. Sa levée n’empêcha pas l’immolation par le feu de Cheng-Nan-jung, un des leaders de l’indépendantisme taïwanais. Les étudiants, en vain, sous le nom de « Lys sauvages », tentèrent aussi d’infléchir leur destin insulaire. Des milliers de morts plus tard, une sorte de normalisation, de statu quo se maintient, bon an mal an, menacé, une litote, par la gourmandise d’un voisin chaque jour plus vorace, quand la proportion des personnes favorables à l’indépendance s’élève à 72 % dans les jeunes générations. Ça gronde dans le manche, les mauvais jours reviendront quand la Chine — Ah ça ira ça ira — s’y mettra !
Un pays enfin libre, souhaitant le demeurer, face à un dragon qui déjà a molesté ses pères, voici le contexte ; un pays plurilingue qui, avec succès, a pris le virage de la modernité, concédant à entendre jusqu’à ses Autochtones et instaurant « Le mariage pour tous », en proie aux fantômes des mauvais jours et à l’angoisse de lendemains qui ne chanteront pas, voilà très platement résumé l’enjeu de cette merveilleuses suite de textes de longueurs et de tons contraires, qui pourtant à nos oreilles forme un partiel harmonique d’une fréquence étrange et familière.
Magistralement mise en lumière dans la dernière nouvelle du volume « L’homme aux yeux à facettes », la place des Autochtones dans l’île heureuse interroge : qu’a encore à dire l’autochtonie résiliente à un monde pressé de se jeter dans l’écotourisme, histoire d’unir capitalisme, rendement, mépris de la terre et de la nature à l’écologie nécessaire ? D’un point de vue purement intellectuel, cette nouvelle de Wu Ming-yi s’impose comme la plus étonnante du volume, la plus imaginative et la plus roborative.
Pour bien comprendre ce que revendique cette « écriture mineure », selon Deleuze, il convient de toujours garder à l’esprit que Taïwan n’est chinoise que depuis 1684 : trois siècles, quand l’Empire en compte trente-trois. Par conséquent, ici, la littérature s’exprime en mandarin pékinois, en minnan du Fujian taïwanisé, et dans une moindre mesure en langue hakka et dans les langues austronésiennes. Pas question ici d’oraliser, slamer, rapper une langue que les Racine ou les Chateaubriand taïwanais auraient mortifiée, pas davantage de la simplifier à l’usage du plus grand nombre : de décoiffer grand-mère, briser, oublier la syntaxe, choquer par l’usage de mots crus mais au contraire de rendre justice à ces langues mémoires de luttes, de souffrances en vue d’un nouveau monde !
Taïwan n’a sans doute jamais été un simple conservatoire de ce que la Chine a perdu ni un laboratoire de ce qu’elle aurait pu être. Elle est sans doute plutôt une société en elle-même, distincte et particulière, avec comme matrice culturelle principale mais non unique la culture chinoise, qui n’est ni la première ni la dernière arrivée dans l’île.
Désormais, pour nous, « la terreur blanche » aura le pathétique, odieux et ridicule visage du vieux Liu, ancien combattant, à présent homme à tout faire dans un établissement scolaire dont l’unique et ultime plaisir réside dans la surveillance, suivie de la dénonciation immédiate des écoliers, qui omettent de saluer la statue de Chiang-Kai-shek, heureux bénéficiaire d’un culte de la personnalité à faire pâlir d’envie et Staline et Mao dans « La faute à la statue » de Walis Nokan ( né en 1961), natif Atayal.
Dans une autre nouvelle, Un cabiai, composée par Huang Chong-kai (né en 1981), tandis que le président de Taïwan, lassé d’attendre l’invasion de l’île, attaque la Chine, un jeune homme prend soin d’un cabiai, qu’il a volé au zoo. Outre son message transparent, la nouvelle est vraiment drôle et constitue le plus formidable éloge de la jeunesse : ce moi j’men balance / je m’offre à tous les vents sans résistance que le sérieux militant menace aux quatre points cardinaux du globe et qui pourtant à lui seul permet à la vie de mériter son nom. Ce cher cabiai, qui ne rêve que de bains dans la baignoire et d’heures heureuses sous le soleil, demeure le plus merveilleux moyen de dire l’impuissance humaine et de célébrer l’art de la fugue et ses incroyables pouvoirs.
A l’acmé du volume, La nuit du repli, composée par une femme, Chou Fen-ling (née en 1955), met en scène le sacrifice d’un père à un fils, qu’il ne comprend pas davantage que celui-ci ne le respecte ni ne l’aime. Par affection pour ce fils renégat, le père ne s’est pas remarié après le départ de son épouse, ce que le fils, étouffant sous sa sollicitude, lui reproche aujourd’hui. La modernité change le visage de toutes choses : la génération de son fils ne rigolait pas avec les dates de péremption et, paradoxalement raffolait de la junk food. Même l’homosexualité a changé de visage. Autrefois, il y a de cela vingt ans, il suffisait d’être efféminé, aujourd’hui le père découvre ne rien savoir de son fils, mateur de porno gay. La fracture générationnelle est la même à Paris et à Taïwan
LE FILS : Ton époque ne veut plus de toi. Elle a l’appendicite et toi tu es le petit bout qu’il faut enlever.
Tout s’achèvera pour le fils en fureur par les larmes du deuil. Devancé ou soumis au protocole du temps, un jour advient où l’enfant révolté perd l’objet de son ire. Nul ne peut ignorer son passé et croire le monde né avec lui, comme tous les pères ont été jeunes et bien plus jeunes que leurs fils, selon l’admirable mot du grand Karl Valentin, tous s’estiment démocrates même s’ils ont servilement servi le Parti.
Pour poursuivre avec les femmes, « Les Titi » de Ghen Yu-hsun (née en 1982) est certainement , techniquement s’entend, une des plus parfaites nouvelles d’un volume où il n’y a rien à jeter. Ici il s’agit de traiter avec un humour glaçant de la condition des immigrantes dans l’industrie textile.
Sous la lumière blafarde et tremblante des néons suspendus au plafond, les machines à coudre posées sur les tables piaillent sans arrêt, on dirait des bestioles ouvrant grand la bouche pour croquer un doigt, les doigts à chaque coup se replient agilement, reviennent à la charge, esquivent encore, reviennent de nouveau. Les bêtes hochent la tête comme on pile l’ail.
Dans cette usine de vêtements, on élève un grand nombre de ces bêtes avec lesquelles se bat Titi l’ouvrière.
Bien sûr la Titi n’est pas une seule personne.
J’avoue avoir ressenti un plaisir extrême à lire ces pages, terrifiantes certes, mais soumises à la règle d’un art qui, éloignant le réel, rapproche le lecteur de la vérité profonde, de l’exacte nature et du lieu du crime, sans lui donner à subir l’effrayant naturo-réalisme désormais devenu la norme.
Moins goûté « Une fiction » de Lai Hsing-Yin (née en 1979) où l’auteur de manière un peu trop explicative met en scène une jeune étudiante qui voudrait écrire mais peine à trouver son sujet. Entrée à l’Université, sommée d’écrire, les influences lui deviennent contraintes. La facture sans défauts ne suffit pas à masquer ce fichu didactisme du message qui finira quelque jour, s’il persiste, par avoir la peau de la Littérature.
Femme et homosexuels : à Taiwan ces marqueurs disent encore quelque chose »du lien entre appartenance minoritaire et génie littéraire. « Libellule rouge” de Lay Chih-ying (née en 1951), long monologue intérieur d’un étudiant en médecine disséquant sans mot dire le corps de son cousin et premier amant. En filigrane, l’assassinat perpétué durant la terreur blanche contre Lu Ho-jo, l’écrivain sur une citation duquel s’ouvre la nouvelle. Une de mes préférées avec “La nuit du repli”.
Plus classique, mais fort belle elle aussi, m’est apparue « Fleur dans la fumée » de Yang Chao (né en 1963). Le texte revient sur la « terreur blanche » vue, enfin subie, par une jeune fille qui, au cimetière, vient honorer son père et un homme plus âgé qui, de ce père, fut l’ami, victime lui aussi deux fois de cette Terreur, sa femme arrachée à son affection, battue à mort avant d’être à son tour arrêté « pour rébellion envers les autorités ». Ici, fermant les yeux, nous voyons s’imprégner devant nos rétines ces mille images de feutre oppressant que constitue, de Tokyo à Séoul via Taïwan, le cinéma asiatique sorti, entier, du manteau de Ozu :
Elle jeta un coup d’œil à sa montre, il serait bientôt sorti. Chin Hung-tsao. Elle était impatiente de lui montrer les fleurs rouges.
Ces fleurs qui, en dépit de la pollution de Nang-Nang, corusquent si violemment sur le petit cimetière sont fleurs de sang et non fleurs de fumée comme l’avait cru le héros.
Plus convenu mais formidablement réussi, le texte de Ch’en Kuo-ch’eng (né en 1951), « Le déserteur », donne voix à la révolte contre la violence d’État. La postface fait état d’une volonté de démanteler la langue du bourreau. Les métaphores sont sexuelles pour dire ce cauchemar dont nul ne sort que détraqué, abîmé pour jamais. Le ton rappelle l’incroyable violence du cinéma sud-coréen d’un Park Chan Wook : Old Boy, Lady vengeance et Sympathy for Mister Vengeance. Pas de rémission au mal et à l’offense, aucune réparation ne saurait convenir.
Au limen du volume, « L’homme aux yeux à facettes » de Wu Ming-yi (né en 1971) met en scène un entomologiste suivant la migration des papillons. Le texte est dense et complexe qui, au-delà de Taiwan, emporte son lecteur en ce nouveau monde que nous connaissons bien et craignons autant que Taiwan craint le pouvoir chinois, ce monde où l’écotourisme permettra l’union heureuse de l’écologie et du capitalisme, ce monde où à la culture de masse, que permet la nouvelle muséographie, son marketing heureux, surtout cette transmutation de l’inculture individuelle en simulacre. En une nouvelle (49 pages), Wu Ming-yi parvient à construire à travers le parcours d’un étudiant, puis d’un professeur, la plus angoissante des représentations du futur tout en tenant bon la patiente description de la sagesse — une vie heureuse que celle de ce jeune homme, puis de cet homme dont la principale et presqu’unique activité consiste à suivre les migrations des papillons. Merveille que d’en apprendre autant sur les monarques et les pourpres et de s’abandonner à ce chant du monde plus puissant que les émois du cœur.
La nouvelle s’achève par la projection d’un crime inouï et pourtant possible, la destruction de la lune par des missiles atomiques pour éviter les dérèglements : faire changer les climats et nourrir les Terriens. Priver la pensée humaine pour jamais de Séléné : interdire en quelque sorte, au nom de l’utilitarisme, du nombre et de l’économisme über alles, ce qui nous fit, à l’instar de « l’homme aux yeux à facettes », l’autochtone, des humains :
Désormais, il n’y aura plus de lune. Séléné perdra son pouvoir divin ; si un déluge survient encore, les Pangka ne sauront plus comment procréer ; les jeunes Jino ne porteront plus leurs vêtements brodés de lunes […] le soleil inca deviendra veuf, les étoiles orphelines ; les Yakoutes retarderont leurs mariages, et les Hébreux, au destin lié à la lune, ne retrouveront plus le chemin du retour.
À la question posée par Jean-Pierre Vernant sur le possible changement de nature de la lune depuis le 20 juillet 1969, Wu Ming-yi répond par sa possible et pure et simple destruction et condamne sans appel un monde qui, sans légendes, sans récits et sans mythes, s’évertue à poursuivre sa route, l’homme absenté.
Encore un coup, mille hourras et bravos à l’Asiathèque à qui je dois la découverte de Fang Fang et de ses fabuleuses Funérailles molles et qui, aujourd’hui, me crie, m’écrit : Littérature pas morte stop Tourne tes yeux vers Taïwan stop.
Sarah Vajda
Formosana, Histoires de démocratie à Taiwan, Anthologie, Chen Yu- hsuan, Chou Fen-ling, Huang Chong-kai, Lai Chih-ying, Walis Nokan, Wu Ming-yi, Whuhe, Yang Chao. Asiathèque, 2021. Traductions de Stéphane Corcuff, Gwennaël Gaffric, Coraline Jortay, Matthieu Kolatte, Damien Ligot, Lucie Modde, Emmanuelle Péchenart, préface de Stéphane Corcuff et postface de Gwennaël Gaffric.