Les dangers de fumer au lit, la dictature argentine en douze nouvelles

Un livre d’horreur

Un livre d’Horreur ! Ciel, mais que suis-je en train de lire ? Qu’ai-je entre les mains ?

Voici à peu près mes premières impressions en entamant la lecture de la deuxième nouvelle de ce recueil qui en compte douze.

Douze nouvelles aussi étranges qu’effroyables. Le genre est nouveau pour moi en littérature et je ne suis pas certaine d’apprécier…et pourtant…Et pourtant, dès lors qu’on monte dans le train fantôme de Mariana Enriquez, on ne peut plus descendre. On ne VEUT plus descendre.

C’est donc en parfaite conscience et de mon plein gré que je reste à bord et accepte l’enchantement.

Dans ces douze récits teintés de crasse, on y croise fantômes, sorcières, revenants. Les seules âmes vivantes qui hantent ces contes magnifiquement sordides sont toutes détraquées, déglinguées, obsessionnelles, folles, dégueulasses, profondément dérangeantes.

Heureusement que les morts ont quelque chose à nous dire parce que les vivants sont terrifiants.

Il y a une odeur dans ce livre, une odeur infecte et envoûtante. Il faut avoir le cœur et l’estomac bien accrochés pour lire ce recueil. Il faut d’ailleurs absolument éviter de passer à table juste après avoir lu « Le caddie » ou « Viande ». 

Avec une grande subtilité, Mariana Enriquez nous plonge narines ouvertes dans un chaudron bien écœurant, prenant bien soin de toujours planter le décor olfactif et météorologique dans ses récits, faisant de l’atmosphère un personnage à part entière comme elle le dit elle-même. « Rambla triste » en particulier fonctionne en grande partie sur l’odeur qui s’en dégage.

Mais encore une fois, pourquoi suis-je en train de lire ce que je lis ? Pourquoi suis-je en train de dévorer ce livre ? Par quelle magie Mariana Enriquez réussit l’exploit d’attirer toute mon attention dans un univers si putréfiant ? Et pourquoi écrit-elle ce qu’elle écrit ?

Il m’a fallu interrompre ma lecture quelques instants pour tâcher de répondre à ces questions.

Une chose était certaine : je venais d’être envoûtée. Envoûtée par Madame Enriquez, une sorcière de la littérature qui rend sa victime reconnaissante.

La dictature en Argentine et ses disparitions

Et puis, lorsqu’on s’intéresse de près à l’autrice, on se rend compte que son histoire qui trouve ses racines dans la dictature Argentine est indissociable de la lecture que l’on peut faire de ces nouvelles.

Dans une interview qu’elle accorde à France Culture le 18 janvier dernier, elle se confie sur le profond malaise et le détraquement de sa génération. Elle parle de son enfance sous la dictature puis de son adolescence après la dictature. Elle parle d’une génération brisée qui a connu les enlèvements, les meurtres. La génération de Mariana Enriquez, née en 1973 est le fruit d’enfants sans parents, parce que ces derniers ont été tués ou bien parce qu’ils étaient eux-mêmes des tueurs. 

Lorsqu’on entre dans cette histoire-là, on est pris de pitié pour ces personnages, pour ces monstres ordinaires. On ne les aime pas pour autant, parce qu’il est impossible de les aimer, mais on les considère avec un peu plus d’humanité. Et n’oublions pas qu’il s’agit d’un livre d’horreur, dont les codes sont manipulés avec brio.

« Les petits revenants » est sans doute la nouvelle qui met le plus en lumière ce triste phénomène de disparitions d’enfants. Dans l’univers poisseux de Mariana Enriquez, ils reviennent hanter les vivants. Dans un calme troublant, ils viennent reprendre leur place, celle qui était la leur, avant qu’ils disparaissent et qu’ils soient déclarés morts, à Buenos Aires. Parmi les vivants qui ne veulent plus les voir, ils sont là. 

Ce récit est de loin le plus glaçant. Il n’est pas le plus gore, il est le plus terrifiant.

Si ce livre réussit parfaitement à nous emmener sur le terrain de l’horreur, il nous emmène aussi sur le chemin de la folie. La folie est très présente. La folie et l’éclatement des codes. Mariana Enriquez fait éclater le genre littéraire. En faisant éclater ce genre, elle nous fait rencontrer des personnages qui eux-mêmes ont perdu tous leurs repères, tous les codes du genre humain, les faisant basculer dans l’horreur.

Lorsqu’on referme ce livre, on a besoin de reprendre un peu de souffle. On espère secrètement que la vie nous préservera de sombrer un jour dans la folie.

On enferme toujours les folles dans les livres, murmura Elina. Elles pourraient s’échapper.

Alors il est temps de ranger Les Dangers de fumer au lit dans ma bibliothèque, en espérant que tous ces personnages dormiront bien tranquillement dans la douceur duvetée de ses pages…

Merci Madame Enriquez. Vous m’avez eue !

Elodie Da Silva

Mariana Enriquez, Les Dangers de fumer au lit, traduit de l’Espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet, éditions du Sous-sol, janvier 2023, 240 pages, 21 euros

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