Fortunes et infortunes de la belle Ielena Sergeïevna Doumanovskaïa, dite Léna

Philippe Dumont, dont la page internet des éditions Dilettante nous apprend qu’ « il est né en 1965, […] aime la lutte gréco-romaine et les produits cosmétiques, [mais encore] la boxe anglaise et la bière allemande, [ainsi que] le Transsibérien et Beyrouth, le bourgueil et le rougail saucisses », vient de publier en 2022  un étonnant premier roman dont le titre est lui-même objet d’étonnement, et peut-être d’effarement pour certains lecteurs, dans la mesure où il occupe, en caractère pseudo-cyrilliques, toute la première page du livre… Titre ainsi libellé : Fortunes et infortunes de la belle Ielena Sergeïevna Doumanovskaïa, dite Léna, née en 1968 dans le district 10 de Moscou, qui tomba amoureuse du lutteur Artak, vendit son corps, tenta sa chance en RSS d’Arménie, survécut à un tremblement de terre et à la pègre locale, eut un enfant avec le brave Dikran et n’en fit qu’à sa tête

Formulé de la sorte, le titre éveille bien des souvenirs chez le lecteur, qui se dit qu’il va sans doute avoir affaire à un successeur de Gil Blas de Santillane, ou encore de Guzman d’Alfarache, à moins qu’on ne pense aux Aventures de Simplicius Simplicissimus, au Compère Mathieu de l’abbé Dulaurens, injustement oublié de nos jours, ou encore au Voyage au bout de la nuit… Tout cela s’impose à l’évidence : Philippe Dumont, dont c’est le premier ouvrage publié, a sans aucun doute choisi de s’insérer dans la tradition du récit picaresque. On connaît de longue date ce type de récit ainsi que le type de héros qui en est issu : aventureux et aventurier, peu scrupuleux en matière de morale, voire sulfureux (Guzman d’Alfarache ne se fit-il pas le souteneur de sa propre femme…), philosophe à sa façon, irrespectueux, contempteur des dogmes et des croyances, toujours critique, voire cynique à la manière de Diogène. Tout un programme !

Dans la litanie des références érudites liées au genre du roman picaresque sans doute ne faut-il pas oublier, de Grimmelshausen encore, le court roman intitulé L’Aventurière Courage, dont le personnage, féminin !, se montre tout aussi cynique que ses alter ego masculins. On se rappelle également que ce personnage fut porté à la scène avec succès par Bertolt Brecht, sous le titre de Mère Courage et ses enfants

Et c’est bien de cela qu’il s’agit, sauf que, d’enfant il ne sera vraiment question que tard dans le roman… Pour le reste, il sera surtout parlé d’avortements.

Les premières lignes donnent le ton : « Je m’appelle Ielena Sergeïevna Doumanovskaïa, mais mes amis m’appellent Léna, ce sera plus simple pour vous aussi ; mon père, ce fils de pute, était Sergeï Svetlanovich Doumanovski et ma mère – paix à son âme ! –, Natalia Viktorovna Lerzova. »

Il s’agira donc d’un récit à la première personne, plus apte à recueillir les aléas de l’expérience personnelle du héros que ne le permettrait une fiction à la troisième personne. On note d’emblée l’irrévérence du propos, le père étant qualifié comme on l’a lu, – on s’apercevra très vite qu’il ne s’agit pas là d’une fleur de rhétorique mais d’une bien triviale réalité, dans la mesure où la prostitution deviendra un des thèmes majeurs du roman, presque une affaire familiale...

Revenons-en au début, où l’héroïne explique au lecteur français qu’il « faut comprendre qu’en russe, tout doit chanter et rouler, jusqu’au nom de famille qui se conjugue au féminin ou au masculin, tout doit être harmonieux » et qu’elle a « du mal à comprendre que [nous autres] Français, si attachés au beau et à [notre] langue, [laissions nos] filles hériter de noms de famille virils et rudes », avant de conclure : « Anna Martina, ça sonne quand même mieux qu’Anne Martin, non ? »

Philippe Dumont a ainsi fait le choix d’imaginer une fiction ancrée dans l’histoire russe des quarante dernières années : Perestroïka, glasnost, effondrement de l’URSS, chaos économique et social, violence et corruption, populations errantes et ruinées, exils, assassinats, et ce qui s’en suivit…

L’héroïne commence par évoquer le problème de son origine, son père portant le patronyme de sa mère, ce qui n’est pas conforme aux usages russes : « Je me suis longtemps imaginé que cette absence de géniteur officiel devait forcément avoir affaire avec la guerre – mon père est né en 1942 –, nous sommes si habitués dans notre sang, dans nos viscères, aux monstruosités hors norme de cette période, à l’indicible de ces horreurs, que jamais nous ne posons de questions ni n’interrogeons. Les rares fois où j’ai songé à cette parenté, je voyais des bataillons de soldats soviétiques – ou pire allemands ! – culbuter à tour de rôle ma grand-mère famélique et en guenilles, moribonde, sur les décombres de son immeuble ». Nous ne sommes-là qu’au début du roman, et, en lisant ces pages, des souvenirs remontent du Candide de Voltaire dont on a parfois, par habitude scolaire, évacué l’implacable noirceur. Tout se passe là comme si le récit picaresque, avec son ton spécifique, était à même, de restituer, d’exprimer l’indicible horreur des faits historiques. Après tout Simplicius simplicissimus avait pour toile de fond les horreurs et cruautés de la Guerre de Trente ans qui désola l’Allemagne pendant la première moitié du XVIIe siècle. Le choix du picaresque s’imposerait-il quand l’Histoire déraille ?

Sans déflorer le roman, qui perdrait de son intérêt à être résumé, même si, en l’occurrence, le ton adopté se suffit à lui-même, disons que l’héroïne en verra de toutes les couleurs, témoignant de la difficulté d’être fille et femme dans un monde de brutes sans foi ni loi, où l’on rencontre aussi, heureusement, des individus de valeur, hommes et femmes, mais que son caractère bien trempé, son cynisme bien senti lui permettront de traverser les épreuves qu’elle aura à subir.

Pour finir, le rêve français du début, trouvera, à la toute fin, un semblant de réalisation – de quoi donner in fine un peu d’espoir au lecteur !

Didier Gambert

Philippe Dumont, Fortunes et infortunes de la belle Ielena Sergeïevna Doumanovskaïa, dite Léna, Le Dilettante, août 2022, 224 pages, 18 euros

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