Petites remarques sur le film de François Ozon « L’Étranger »
■ Un certain nombre de critiques ont salué l’adaptation de L’Étranger proposée par François Ozon, nous expliquant que celui-ci avait réussi là où Visconti avait échoué. Ozon, donc, a su inscrire le récit dans un contexte historique précis, celui de l’Algérie dite « française » d’avant-guerre. L’honnêteté oblige à dire que ces critiques ont, pour appuyer leur thèse, des déclarations de la scénariste de Visconti, Suso Cecchi d’Amico, et de Visconti lui-même. Celui-ci avait écrit, avec Georges Conchon, un scénario bien plus « historicisé » et qui développait des choses en germe dans le roman sur ce qui allait provoquer l’indépendance de l’Algérie, mais il avait eu les mains liées par la veuve de Camus, Francine Camus, laquelle avait imposé sur le tournage un « gardien de l’orthodoxie » en la personne d’Emmanuel Roblès, ami de Camus et écrivain lui-même (on l’aperçoit d’ailleurs dans le film, dans la partie du procès).
Ajoutons toutefois que le même Visconti avait aussi déclaré que la fidélité à une œuvre qu’on aime ne constituait en aucune manière une entrave à la création artistique. Et qu’on est en droit de se demander si les détracteurs de son film ont eu l’occasion de le revoir récemment. Sans doute pour de sinistres raisons de droits, il est impossible de le voir dans de bonnes conditions (on trouvera certes sur Internet une version bootleg de Lo Straniero, mais aucun DVD ou B-r en bonne et due forme n’a été édité à ce jour, et, pour ce qui est de son exploitation en salle, seul un cinéma du Quartier Latin l’a programmé pendant une ou deux semaines il y a quelques années).

■ Ozon, donc, entend nous présenter une reconstitution historique. Et ce dès la première image, puisque le logo Gaumont qui apparaît est le vieux logo d’il y a trois quarts de siècle, en noir et blanc (comme tout le film), est-il besoin de le préciser ?
L’ennui, c’est qu’une reconstitution historique s’accommode mal de certaines « licences poétiques » ou de certaines omissions. Cela commence avec le billet que Marie laisse auprès de Meursault encore endormi après avoir passé la nuit avec lui. Elle lui explique qu’elle doit déjeuner chez sa tante comme chaque dimanche et conclut par la mention « À très vite ». On ne sait quel est le crétin qui a introduit dans la langue française cette expression parfaitement absurde (car à introduit normalement une destination, et très vite n’exprime jamais qu’une manière), mais, quoi qu’il en soit, cette formule, qui est en train de supplanter le classique « à bientôt », n’est entrée en usage qu’il y a une quinzaine d’années.
Autre fausse note : lorsque Meursault et Marie vont au cinéma voir un film avec Fernandel, on a droit à un plan sur une pancarte à l’allure très officielle indiquant : « Établissement interdit aux indigènes ». Or, si l’on peut soutenir qu’il existait de facto en Algérie une espèce d’apartheid entre les « Européens » et les « indigènes », une telle pancarte est une pure invention. Qu’un exploitant ait pu afficher une telle interdiction dans son cinéma, ce n’est pas exclu, mais la manière dont elle est présentée semble impliquer qu’elle était la règle, ce qui est contraire à la réalité. Ozon, qui, comme le montre le plan final, s’inspire ouvertement du roman de Kamel Daoud Meursault, contre-enquête, entend redonner son identité à la victime anonyme de L’Étranger, mais il le fait d’une façon quelque peu appliquée et finalement peu convaincante — il le dit plus qu’il ne le montre, et s’est-il d’ailleurs rendu compte que si Meursault a un nom, il n’a jamais de prénom dans le texte de Camus ? — et, surtout, il laisse de côté l’essentiel de l’œuvre originale, à savoir le thème de l’absurde.

■ Négligence d’autant plus discutable dans ce film prétendument historique que l’absurde chez Camus a partie liée avec le Temps. Et dès la première phrase, et dès la première page. « Aujourd’hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » Quelques lignes plus loin, Meursault doit courir pour rattraper le car qui le conduira à l’hospice de Marengo.
Or, très souvent, le film ne donne qu’une version tronquée des observations et des réflexions du narrateur sur le Temps. Ozon nous montre une famille se rendant au cinéma le dimanche après-midi, mais il ne nous la montre pas revenant du cinéma deux heures plus tard, cet aller-retour faisant de cette sortie dominicale quelque chose de bien vain, Meursault étant parvenu quasiment au même résultat en restant assis tout ce temps sur sa chaise (et en dégustant un morceau de chocolat qui valait bien, très certainement, les chocolats de l’entracte…). Tronquée aussi, cette remarque de Meursault sur son exécution prochaine. En substance, « mourir à trente ans ou à soixante-dix, qu’est-ce que cela change ? » Mais le film n’en dit pas plus, alors que Meursault poursuit sa réflexion en disant qu’il est quand même ennuyé, intellectuellement dirons-nous, par ce « saut à pieds joints » qu’il va devoir effectuer par-dessus quarante ans. (Il n’est pas interdit d’être ici un peu lacanien et de voir dans le nom du héros la marque de quelqu’un qui meurt à la suite d’un saut ; mais l’on pourra soutenir aussi que, comme il a été dépassé par ce qui lui arrive et qu’il ne parvient pas à résoudre l’énigme de ce saut à pieds joints — en tout cas, c’est ce qu’il croit —, il meurt sot…).

■ Ozon a eu la prudence de mettre au générique « D’après L’Étranger d’Albert Camus », ce qui évidemment coupe court à toute protestation. Il pourra même soutenir qu’il est d’une fidélité totale à l’esprit de l’œuvre originale, car, prendre un livre pour en faire un film qui s’en démarque à ce point, qu’y a-t-il au fond de plus absurde ?
FAL
■ (Note complémentaire de Loïc Di Stefano) Ozon a su créer un film esthétiquement cohérent, du moins jusqu’à la fin. Les dernières images et la musique qui les accompagne emportent le spectateur dans un ciel lumineux et suspendu. Mais tout est rompu par la mauvaise idée de finir sur Killing an Arab de The Cure. Bien sûr, cette chanson emblématique porte un message antiraciste et est une transposition par Robert Smith de ses impressions de lecteur du roman de Camus. Mais outre l’anachronisme, c’est la rupture de style qui corrompt la belle méditation dans laquelle était plongé le spectateur. Si au moins Ozon avait eu la présence d’esprit d’adapter la chanson pour la glisser dans le style du film…
L’Étranger, film de François Ozon d’après le roman d’Albert Camus, sortie en salle octobre 2025, 2h03, avec Benjamin Voisin, Rebecca Marder, Pierre Lottin, Denis Lavant.

À suivre, Meursault contre-enquête de Kamel Daoud

