Kolère, un roman noir et psychopathique
Ce livre s’appelle Kolère, il est doux et bon comme un chocolat chaud ; et néanmoins doté d’une certaine amertume, juste ce qu’il faut.
Joël Bessauld, le narrateur, a beau être un psychiatre connu et reconnu, il n’a rien de guindé. Même lors de ses cours, il fait voler dans l’amphithéâtre les mots les plus vulgaires. À croire qu’il est guetté par le syndrome de Gilles de la Tourette dont il connaît sans aucun doute le symptôme-clé : la coprolalie, à savoir une tendance plus ou moins irrésistible à utiliser un langage grossier, et même ordurier. Ainsi le roman se trouve-t-il émaillé de sautes de vocabulaires… d’humeur joyeuse – ce qui ne déplaira pas au lecteur ! Et donne à l’ensemble un côté alerte, qui fait penser aux polars – puisque c’en est un : l’expertise psychiatrique qu’on demande au Pr Bessauld de réaliser va en effet se transformer en enquête policière.
Une expertise policière
D’ailleurs, ce cher professeur présente les caractéristiques d’un détective privé qui emprunterait parfois ses dialogues à un Michel Audiard – comme on aime, donc. Il s’embrouille facile comme peut le faire un inspecteur Colombo, il est célibataire et neurasthénique (on comprendra pourquoi), et il ne rechigne pas devant le Bourbon (par amour il se convertira au chocolat déjà nommé, qui serait doté parait-il d’une vertu aphrodisiaque). Bref, il est plutôt hors des clous, inadapté, mal aimé… mais cocasse, et finaud !
Quelle est l’affaire ? La clinique privée Charcot a brûlé suite à une série de viols et de meurtres qui auraient été commis par un certain Antonin Z., un géant anormalement poilu et pratiquement muet. C’est dire qu’il a la gueule de l’emploi ! Bilan : dix victimes. On propose au narrateur de réaliser son expertise psychiatrique. On lui communique à cet effet le dossier du prévenu, qui se révèle être un sacré foutoir. Petit à petit, Bessauld acquiert la conviction intime que si Antonin Z. est peut-être schizophrène ou bien autiste, mais peut-être moins tordu que cela car il se révélera plutôt malin, rien dans le dossier ne prouve sa culpabilité. Au fur et à mesure de son enquête, de ses rencontres avec le prévenu dans sa prison, Bessauld développe une forte empathie, au point de se confondre avec lui… Au point que le lecteur que je suis en arrive à se demander si Joël et Antonin ne seraient pas pour l’auteur les deux faces d’une même pièce… quitte à suspecter dans ce texte un soupçon d’autofiction ? Peut-être que, chez tout critique aussi, il y aurait un détective qui s’ignore…
Nous sommes tous plus ou moins fous
Comme Tonin, Joël est paumé, seulement un peu moins que lui… qui est fou, et qui ne l’est pas ? Le père de Joël le lui rappelle :
« Tu as toujours été curieux de comprendre la limite et le déclenchement. À quel moment bascule-t-on ? De normal à monstrueux, les zones grises sont ton domaine de chasse »
… Faut-il y trouver une conviction de l’auteur ? Sur la folie, Bessauld le fils émet l’avis suivant :
« le terme permet de caractériser facilement ce qui est a-normal ou plutôt ce qui devient pathologique, douloureux et insupportable socialement ».
Le livre est constellé d’a-normaux : une matrone cyclothymique, un présumé autiste et schizophrène comme on a vu, une jolie femme Asperger, un traumatisé amnésique, et surtout des jeunes filles anorexiques – sans oublier les pervers. Au final il n’y aurait que le père de Joël Bessauld de normal (sauf à l’extrême fin du livre où on lui découvre un certain penchant). En ce sens, ce polar est un court-traité de psychiatrie illustré par des personnages hauts en couleur que nous devrions reconnaître – si nous acceptons de nous retrouver, peu ou prou, dans la fameuse zone grise si chère au narrateur. Un court-traité qui comprend notamment un morceau de bravoure dans un dialogue entre le psychiatre et une certaine Jeanne qui nous fait si bien partager son anorexie.
Le tout se passe autour du lac Léman sur lequel on navigue beaucoup, entre la Suisse et la France. L’amour des bateaux et de la navigation décrite par l’auteur, les termes techniques utilisés donnent à penser qu’il serait un marin d’eau douce, mais aussi d’eau salée. N’a-t-il pas décrit les errances d’un marin dans un vaste poème titré Brise dans le miroir, paru aux éditions Sans escale, d’un lyrisme rare sans doute dicté par les océans ?
J’ai dit que ce roman était un polar, j’ajouterai : un polar boulevardier tant il est riche, pour notre joie, en coups de théâtre, retournements et détournements. C’est dire que l’auteur, plutôt que de brider son imagination, joue avec le genre littéraire sans s’y enfermer. Au terme de son enquête, Joël Bessaudl conclut dans son rapport d’expertise que Tonin Z. est innocent, la justice ne lui en demandait pas tant. Elle condamne Tonin Z à vingt ans de prison… Bessauld a échoué sur toute la ligne, mais le roman ne s’arrête pas là, il s’accélère ! Nous sautons de révélations en quiproquos qui paraissent tous plus gratuits et farfelus les uns que les autres, erreur ! À la fin de l’envoi, l’auteur touche au but. Comme dans toute bonne enquête, les éléments qui paraissaient disparates finissent par s’articuler les uns aux autres dans une parfaite logique.
Et ce roman noir et psychopathique se termine en histoire d’amour… Nous n’en dirons pas plus !
Mathias Lair
François Thiéry-Mourelet, Kolère, Posidonia Littératures, février 2023, 412 pages, 19 euros