L’amour après Auschwitz ?

Au cœur de l’intime, Marceline Loridan-Ivens ouvre les valises de l’amour, et les souvenirs du passé, des camps, pour en traquer les fantômes, et tenter de guérir l’inguérissable, les blessures de l’âme.

 

Le récit débute sur un second drame dans la vie de Marceline, sûrement bien moins tragique que le premier, mais suffisamment significatif pour bouleverser quelque chose en elle. À Jérusalem, elle perd la vue.

 

« J’ai perdu la vue à Jérusalem. Ça n’a rien à voir avec Dieu, je n’y crois pas. Mais ça n’est pas arrivé n’importe où, pas dans n’importe quel décor, c’est arrivé là-bas, comme ça, d’un coup. Et je n’ai pu m’empêcher d’y chercher un sens, un signe. Je cherche encore. »

 

C’est par ces quelques lignes, simples, directes, sans détour que Marceline évoque ce moment fondamental de sa vie avancée, 89 ans, ce moment où tout concorde, et que le passé revient et tape à sa porte.

 

D’abord, il y a l’opération, pour retrouver la vue. Mais quelle vue ?

 

Je suis sortie, moins paniquée que les autres, j’avais un peu d’avance sur eux dans l’obscurité. »

 

Rescapée des camps d’extermination, Marceline est revenue de la mort, presque comme un fantôme, une âme errante qui ne savait plus comment vivre dans le monde des vivants. Parlant des bons pères et des bonnes mères de famille, Marceline écrit d’ailleurs : « La différence c’est qu’ils avaient un scénario à fuir, moi non, pour moi rien n’était écrit d’avance, j’aurais dû être morte. » Morte. Rescapée mais morte. C’est ainsi du moins qu’elle se voit. Alors que revenue de Tel-Aviv où elle a subi une opération, sa vue en partie retrouvée, « un peu de lumière dans (ses) yeux », elle entrevoit désormais quelque chose qui n’a rien à voir avec les ténèbres. Et puis, quelque part, une vielle valise « à laquelle (elle) n’avai(t) pas touché depuis cinquante ans » contenant des « papiers jaunis », « listes de livres », etc. mais surtout des lettres d’amour. Le passé s’impose à elle encore une fois. Une sorte de bénéfice d’inventaire s’opère. Car, une fois ouverte, la valise libère des décennies de souvenirs. Et voilà que le grand questionnement commence. Peut-on aimer après Auschwitz ?

 

Ce sera la grande question de Marceline. « C’est parmi les survivants que j’ai commencé à chercher l’amour. » Or, c’est précisément la « valise d’amour » qui, maintenant rouverte, laisse entrevoir bientôt la réponse. Dans un Paris libéré de années 50, les amants vivent en toute liberté leurs amours, dans un Saint-Germain-des-Prés où s’y mélangent les idées des lettres, la musique, les mondains, les égarés, les artistes. Tout le monde vit dehors. C’est donc le moment ultime de la fin de vie sûrement, où le bilan s’écrit, et que les premières amours reviennent comme des fantômes, à l’examen de conscience. De Georges Perec à Edgar Morin, d’autres hommes hantent la vie de Marceline, notamment son premier époux, un mariage bien trop rapide pour coller à la norme sociale, puis un second amour plus pur, plus vrai, plus dense, Joris Ivens, trente ans son aîné, sur lequel la narratrice revient, cet homme disparu trop tôt, et auquel elle rend le vibrant hommage qu’elle lui doit, par ce texte intimiste et authentique, balayant les champs de l’amour entre hommes et femmes, les corps, leur désir, leur intimité, les solitudes, les échecs amoureux, afin de comprendre si aimer est possible aujourd’hui encore… si après les camps, et la rencontre avec la mort, il est possible de continuer encore… C’est un livre sur ces personnes qui sont revenus enténébrés ; leur combat intime, seul, au plus profond d’eux-mêmes…

 

Marc Alpozzo

 

Marceline Loridan-Ivens, L’Amour après, Grasset, janvier 2018, 162 pages, 16 euros

 

Bouton Lire un extrait

Laisser un commentaire