George Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres

Avant d’être l’écrivain à succès George Orwell, Eric Arthur Blair (1903-1950) vit dans sa jeunesse une période difficile. En 1933, malgré quelques articles dans le journal Le Monde, il est dans la misère. Dans la dèche à Paris et à Londres est l’occasion pour lui de revenir sur cette période difficile.

Avant Orwell

George Orwell, de son vrai nom Eric Arthur Blair, n’était pas encore l’auteur célèbre de 1984 ni de La Ferme des animaux lorsqu’il a vécu les événements qu’il décrit. À la fin des années 1920, il quitte l’Angleterre pour Paris, espérant y vivre de sa plume. Mais c’est finalement la misère qui l’attend. Sans ressources, il enchaîne les petits boulots, dort dans des auberges sordides et côtoie une humanité marginalisée. Ce livre est né de cette plongée volontaire dans la précarité, une expérience qu’il a voulue comme un acte de résistance contre l’indifférence des classes aisées.

Orwell écrit ce récit après avoir vécu plusieurs mois dans la peau d’un « plongeur » (laveur de vaisselle) à Paris, puis d’un vagabond à Londres. Son objectif ? Comprendre et dénoncer les mécanismes de l’exclusion sociale, tout en brisant les préjugés sur les pauvres. « Je voulais voir comment vivaient les gens qui n’ont pas de quoi manger tous les jours », expliquera-t-il plus tard.

Un voyage au cœur de la précarité

Publié en 1933, « Dans la dèche à Paris et à Londres » (Down and Out in Paris and London) est bien plus qu’un simple récit autobiographique. C’est un témoignage brut, sans fard, de la vie des plus démunis dans deux des capitales les plus emblématiques d’Europe au début du XXe siècle. George Orwell, alors jeune écrivain inconnu, y raconte son immersion volontaire dans le monde des travailleurs pauvres, des clochards et des laveurs de vaisselle. À travers une prose directe et dépouillée, il transforme son expérience en une œuvre littéraire qui, sans atteindre ses futurs sommets, réussit à toucher et mêle observations sociales, humour noir et réflexions sur la dignité humaine.

Cette descente aux enfers de la pauvreté, dans lesquels subsiste cependant la force de l’espoir, se divise en deux parties distinctes :

Paris, la survie au quotidien. Orwell y décrit sa vie dans les cuisines des grands restaurants parisiens, où il travaille jusqu’à l’épuisement pour un salaire de misère. Il y peint le portrait d’une société parallèle, faite de travailleurs exploités, de voleurs et de prostituées, mais aussi de solidarités inattendues. Les scènes de vie dans les hôtels minables ou les asiles de nuit sont d’une intensité rare, mêlant réalisme et compassion.

Londres, la misère organisée. De retour en Angleterre, Orwell explore le système des « spikes » (asiles de nuit pour sans-abri), où les hommes sont traités comme du bétail. Il y dénonce l’hypocrisie d’une société qui prétend aider les pauvres tout en les humiliant. Ses descriptions des files d’attente interminables, des repas immondes et des règles absurdes des refuges sont d’une actualité frappante.


Le réalisme comme arme littéraire

Orwell rejette le misérabilisme facile. Son écriture est sobre, presque clinique, mais jamais froide. Il utilise l’humour et l’ironie pour dédramatiser certaines situations, tout en soulignant l’absurdité des systèmes qui maintiennent les pauvres dans leur condition. « La pauvreté, c’est comme un crime : on ne la supporte que si on peut en rire », semble-t-il suggérer.

Son regard est à la fois celui d’un observateur et d’un acteur. Il ne se contente pas de décrire : il vit ce qu’il raconte. Cette immersion totale donne au livre une authenticité rare, qui a marqué des générations de lecteurs et d’écrivains.


De la dignité

À sa sortie, Dans la dèche à Paris et à Londres a choqué par son réalisme. Certains critiques l’ont accusé d’exagération, d’autres ont salué son courage. Aujourd’hui, le livre est considéré comme un classique de la littérature sociale. Il a inspiré des générations de journalistes et d’écrivains engagés, de Joseph Roth à Annie Ernaux.

Parce qu’il met au cœur de sa réflexion la dignité humaine face à l’oppression, son actualité est frappante : à l’heure où la précarité et les inégalités sociales sont plus que jamais d’actualité, ce récit rappelle que la pauvreté n’est pas une fatalité, mais le résultat de choix politiques et économiques. Les thèmes qui font sa force — l’exploitation de la misère par un patronat dénué de toute morale, la solidarité dans l’adversité, la honte et l’invisibilisation des classes laborieuses, la quête de sens qui pousse les hommes à accepter ou à refuser leur condition — font que Dans la dèche à Paris et à Londres n’est pas seulement un livre sur la pauvreté. C’est un appel à la lucidité et à l’empathie. En plongeant dans les bas-fonds de deux grandes villes, Orwell nous invite à interroger notre propre place dans la société. Et si, près d’un siècle après sa publication, ce récit continue de nous parler, c’est qu’il pose des questions universelles : comment vivons-nous ensemble ? Et jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour préserver notre humanité ?

George Orwell nous rappelle également, Dans la dèche à Paris et à Londres, que l’écriture et la littérature peuvent être des armes au service de ceux qui en sont démunis, comme ils le sont de tout. Ainsi celui qui le peut doit porter le regard haut et droit et affirmer comme enjeu de ses combats : « Tant qu’il y aura des hommes qui n’auront pas de quoi manger, il n’y aura pas de paix. »

Loïc Di Stefano

George Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres, traduction et édition de Véronique Béghain, Gallimard, « folio », mai 2025, 340 pages, 9 euros

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