Les ingénieurs du chaos, près du précipice
De tous temps le carnaval s’est caractérisé par l’inversion des valeurs et la transgression. Pour un court moment, la rage accumulée par les gens de peu se défoule enfin. Incognito, devenu irrépréhensible sous son masque, et du coup sans foi ni loi, le carnavaleux foule aux pieds les puissants, et viole les princesses… Tout est permis, enfin ! Le court temps d’une fête.
Grâce à internet et aux réseaux sociaux, la fête peut désormais continuer toujours, jour et nuit. à l’abri d’un pseudo, on peut enfin exprimer sa colère et ses détestations. Surtout ses détestations. Ce sont elles qui deviennent virales. Les mots d’amour y paraissent trop mous, trop kitsch, les réseaux préfèrent l’extrême. Parfois, un signe de solidarité se trouve partagé par une foule, c’est rare. Tel fut le cas du slogan : Je suis Charlie. Le lendemain de sa publication sur le net, le 8 janvier 2015, il avait été partagé par 3,4 millions de followers… On comprend qu’un tel phénomène ait intéressé les politiques…
L’union de la rage et de l’algorithme
Dans son livre Les ingénieurs du Chaos, Giuliano da Empoli nous en décrit ce que l’on pourrait appeler l’expérience « princeps ».
Gianroberto Casaleggio est un expert en marketing numérique, mais aussi un geek à la mode de San Francisco, Californy, bien que vivant à Livourne, Italy. Il pense qu’internet va révolutionner la politique comme dans le commerce il a révolutionné la captation du client. Pourtant : « la politique ne m’intéresse pas, dit-il, ce qui m’intéresse c’est l’opinion publique ».
Pour toucher cette opinion publique il lui faut un vrai communicant, déjà connu et conjuguant la chaleur à la passion. Voilà pourquoi il contacte Beppe Grillo. « Le 26 juillet 2005 j’ai ouvert un blog sans bien savoir ce que c’était », raconte celui-ci. En quelques semaines c’est le blog italien le plus visité ! Grâce au savoir-faire de Casaleggio dans le domaine du marketing : chaque matin, son équipe sélectionne dans les commentaires les thèmes les plus actifs. Sur cette base ultra virale Peppe Grillo confectionne son post dans l’après-midi. Ainsi, selon la boucle commerciale habituelle, il énonce à ses followers ce qu’ils veulent entendre… Les thèmes sont carnavalesques, ils expriment la colère du « peuple » : la corruption des puissants, la haine des élites, la dénonciation des complots, la vie chère et la précarité… Beppe Grillo propose des remèdes simples, du genre « y a qu’à… » : la révolution semble à la portée de tous !
Du marketing commercial au marketing politique
Début 2007, Casaleggio fête son premier million de commentaires. Soit au bout de dix-huit mois… Au printemps de l’année, Beppe Grillo lance le Vaffanculo Day (« va te faire enculer » : plus rageur tu meurs !), ce sera le 8 septembre – afin de commémorer l’armistice italien de 1843, ou de profiter de cette date ? La foule se rassemble sur deux cents places, de par toute l’Italie… Les médias comme l’establishment découvrent une nouvelle force politique. Des candidats se présentent aux élections locales sous la dénomination de « listes Grillo ». C’est alors que Gianroberto Casaleggio met au point le Mouvement « 5 étoiles ». Qui n’est ni un mouvement encore moins un parti, mais une association de droit privé, dont Casaleggio sera le président à vie… Tel un produit commercial, le « Mouvement 5 étoiles » est une marque « enregistrée au nom de Beppe Grillo, unique titulaire des droits d’usage ». Le mouvement est étroitement contrôlé : c’est une plateforme « qui tire ses origines et trouve son épicentre dans le blog www.beppegrillo.it ». C’est dire que l’organisation est étroitement, parfaitement pyramidale. Chacun communique directement avec le centre, reçoit les directives du centre, sans que jamais une interaction formalisée soit possible entre les égaux. Soit une organisation parfaitement populiste telle qu’on en rêve ! Dès qu’un participant sort du rang, il suffit de lui bloquer l’accès au réseau pour qu’il disparaisse, ce qui arrive.
Dans son livre, Davide Casaleggio, le fils du maître, compare les réseaux sociaux à une fourmilière : « Il est nécessaire que les participants soient nombreux, qu’ils se rencontrent par hasard et qu’ils n’aient pas conscience du système dans son ensemble. Une fourmi ne doit pas savoir comment fonctionne la fourmilière, sinon toutes les fourmis souhaiteraient occuper les meilleurs postes et les moins fatigants, créant ainsi un problème de coordination ».
Un populisme numérique
Pour Giuliano da Empoli, Gianroberto Casaleggio est un ingénieur du chaos, adepte de ce que Gilles Gressani appelle un « techno-souverainisme ». Son Mouvement « 5 étoiles » a une vocation totalitaire : il n’est pas un parti parmi d’autres, il vise à représenter la totalité de la population par un système de démocratie numérique directe. Il n’a ni vision ni programme, c’est un simple algorithme construit pour intercepter un consensus grâce à des sujets sensibles. Il précise : « si l’opinion publique devait évoluer à propos de n’importe quel sujet, le M5S changerait de position comme c’est arrivé de nombreuses fois déjà ». Ce qui ne change pas, c’est l’organisation du pouvoir. Exemple : pour avoir le droit de candidater à la mairie de Rome, Virginia Raggi a dû signer un contrat selon lequel elle cède au Mouvement son pouvoir de décision comme sa communication. Celui-ci prévoit une pénalité de 150 000 euros si par malheur elle désobéissait…
Après une brève carrière politique en Italie, Giuliano da Empoli enseigne aujourd’hui la politique comparée à Sciences-Po Paris. Dans son livre, il nous présente d’autres ingénieurs du chaos, tous grands manieurs de réseaux numériques : Dominic Cummings pour le Brexit, Steve Bannon pour Donald Trump, Arthur Finkelstein pour Viktor Orban… Pour conquérir une majorité ils ne cherchent pas à converger vers le centre mais à joindre les extrêmes opposés ; à savoir le pôle national et le pôle socialiste. Il semblerait qu’en un siècle la recette n’ait guère changé…
Mathias Lair
Giuliano da Empoli, les ingénieurs du chaos, GallimardFolio « actuel », mars 2023, 240 pages, 8,30 €