GoscinnyScope, tout le cinéma du maître de la BD

Goscinny ou le goût du ciné

 

L’exposition consacrée à Goscinny à la Cinémathèque à l’occasion du quarantième anniversaire de sa mort s’achève. Mais il est toujours temps de se plonger dans l’ouvrage de Philippe Lombard intitulé GoscinnyScope, sur les rapports (étroits) entre Goscinny et le cinéma.

René Goscinny portait bien son prénom. Il s’en est allé il y a quarante ans, mais les héros qu’il a créés n’ont cessé depuis de renaître et de le faire renaître sous différentes formes : publication d’épisodes inédits du Petit Nicolas, nouvelles aventures d’Astérix ou de Lucky Luke imaginées par d’autres auteurs, nombreuses adaptations cinématographiques (en dessin animé ou avec des acteurs en chair et en os). Les multiples ouvrages publiés (ou réédités) avant Noël pour saluer sa mémoire (il était mort le 5 novembre 1977) accordent tous une grande importance à ces prolongements, car c’est le propre d’un mythe que d’exister en dehors de lui-même, de vivre autant à travers des produits dérivés qu’à travers sa définition originelle.

De fait, ces ramifications sont dans la logique même de l’ensemble de l’œuvre de Goscinny et elles font écho à sa propre existence. Astérix n’est pas, comme on l’a trop souvent dit, une incarnation du Français moyen (et râleur) sous la république gaullienne. Français, oui, mais aussi, comme le montrent la variété des décors dans les dessins et, dans les dialogues, l’abondance des références culturelles ‒ et plus sérieuses qu’on pourrait le croire ‒, héritier direct de la France des Lumières et citoyen du monde. La vérité, c’est que ce Gaulois n’était pas exactement un « Français de souche » : Uderzo, comme son nom l’indique, était un descendant de ces Romains qu’il ne cesse de (faire semblant de) combattre avec Obélix ; Goscinny, lui, avait pour grand-père un rabbin polonais (1), et, s’il était né à Paris, il avait passé toute son enfance en Argentine et fait ses premiers pas dans la bande dessinée (comme dessinateur, et non comme scénariste) à New York, sous l’égide d’Harvey Kurtzman, fondateur de la revue Mad (2).

 

René Gosciny en Asterix et Pierre « monsieur cinéma » Tchernia

 

Avec son ouvrage GoscinnyScope entièrement consacré à tous les liens existant entre le cinéma et Astérix, Lucky Luke, le Petit Nicolas et bien d’autres encore, Philippe Lombard offre donc au lecteur un « détour » foncièrement goscinnien, une diversion qui n’est pas divagation. Certes, bande dessinée et cinéma sont deux arts assez différents malgré les apparences, mais, comme l’a souligné Uderzo, la nouveauté d’Astérix a consisté à montrer que le mouvement n’était pas l’apanage du dessin animé et qu’il pouvait être au moins suggéré sur du papier. Et ce n’est donc pas un hasard si l’ouvrage de Lombard est préfacé par Patrice Leconte (qui commença par dessiner pour Pilote avant de devenir réalisateur).

Influences de certains films et sur certains films, scénarios, cadrages, traitement du temps… il est inutile d’énumérer ici par le menu tous les aspects que Lombard étudie avec rigueur et clarté. On pourra regretter, bien sûr, de ne trouver aucune illustration dans ce GoscinnyScope (v. dans l’entretien qui suit les raisons de cette présentation janséniste) ‒ exception faite des quelques bandes bleues qui, sur la couverture, évoquent discrètement les braies d’Obélix ‒, mais cette lacune n’en est pas vraiment une. À travers l’évocation de ces discussions sur le choix d’un acteur, de ces projets parfois avortés, à travers la longue liste de tous les comédiens ayant prêté leur visage, ou simplement leur voix, à tel ou tel personnage de Goscinny, bref, à travers ce qu’on pourrait appeler toute cette « cuisine », se pose la question centrale et éternelle du rapport entre un artiste et sa création, le premier n’étant que trop content quand la seconde se met à voler de ses propres ailes, mais se sentant soudain trahi quand il la voit s’envoler trop loin. Juste un exemple, pertinemment souligné par Lombard : l’Astérix et Obélix contre César réalisé en 1999 par Claude Zidi. Si, globalement, l’esprit d’Astérix marquait cette entreprise ‒ c’est d’ailleurs avec ce film qu’a été faite pour la première fois la démonstration que les deux Gaulois pouvaient être représentés de façn convaincante sur un écran par des comédiens en chair et en os ‒, les dialogues de Gérard Lauzier n’en contenaient pas moins un certain nombre de fausses notes : « On s’en fout… » « César s’en fout… » « Tu te fous de nous… ? » Lauzier n’avait visiblement pas senti que le verbe foutre n’avait rien à faire dans une adaptation cinématographique d’une œuvre de Goscinny, même si celui-ci était parti pour une « grande traversée » douze ans plus tôt.

 


Entretien avec Philippe Lombard

 

Votre livre GoscinnyScope est sorti à peu près en même temps que le livre-catalogue édité par la Cinémathèque pour son exposition Goscinny et le cinéma…

Non, il est sorti un mois avant, ce qui lui vaut d’être boycotté par la librairie de la Cinémathèque, qui voit en moi un concurrent déloyal ! Pour moi, ce serait plutôt le contraire… En fait, c’est un sujet qui m’intéressait et sur lequel je travaillais depuis longtemps, puisque j’adore Goscinny et que j’ai grandi avec Astérix et Lucky Luke. Et comme, en plus, j’adore les adaptations cinématographiques…

Cela fait dix ans que j’avais ce projet en tête et j’avais d’ailleurs contacté Anne Goscinny, la fille de Goscinny, pour lui demander si elle apporterait son soutien à ce qui, dans mon esprit, aurait ressemblé à ce qu’est aujourd’hui le catalogue de la Cinémathèque que vous citiez, autrement dit un ouvrage abondamment illustré, mais, pour des raisons trop longues à expliquer ici, cela ne s’est pas fait. Toutefois, je tenais vraiment à ce projet, ne serait-ce que parce que les rapports entre Goscinny et le cinéma n’avaient jamais fait l’objet d’une étude sérieuse, alors même qu’il avait commencé sa carrière comme gagman, qu’il avait écrit des scénarios et travaillé sur des projets de films ‒ bref, il y avait de la matière ! Alors, j’ai proposé l’idée à Dunod, qui a dit oui.

 

Quelle importance Goscinny accordait-il aux films tirés de son œuvre ?

Les premières adaptations d’Astérix se sont faites sans lui. Astérix le Gaulois, produit par Belvision, a eu du succès, mais la pauvreté du dessin l’a scandalisé ‒ et a probablement scandalisé encore plus Uderzo. Tous deux ont donc travaillé activement sur l’adaptation d’Astérix et Cléopâtre, et ils ont fini par créer le studio Idéfix, qui s’est révélé être un gouffre financier, mais qui leur permettait de tout contrôler.

 

Acteurs en chair et en os ou dessin animé ? Quel type de transposition vous paraît le mieux convenir pour Astérix ?

Les deux ont leur légitimité. Je crois que ce qui compte d’abord, dans les deux cas, c’est le scénario. Et il faut que l’ensemble soit cohérent. Prendre Édouard Baer pour interpréter Astérix, c’est pour moi une fausse bonne idée. Il faut savoir prendre les personnages tels qu’ils sont. Tintin est fade ? Qu’il reste fade. Le Lucky Luke de Dujardin, individu torturé dont les parents ont été tués, est à côté de la plaque. Il fallait garder l’image traditionnelle du cowboy, ne pas craindre de jouer le premier degré. J’aime beaucoup Astérix et Obélix contre César et Mission Cléopâtre, parce que ce sont deux films qui ont voulu conserver l’esprit de la bande dessinée, et qui sont interprétés par de formidables comédiens.

Même affaire pour les dessins animés, puisque, de toute façon, bande dessinée et dessin animé sont des mediums différents. Astérix et les Indiens, production allemande, est un film plutôt moche et bien peu drôle. Les derniers dessins animés des années quatre-vingt sont mauvais dans l’ensemble. En revanche, Le Coup du menhir est assez réussi.

 

Vous ne précisez pas dans votre livre les raisons pour lesquelles le projet Astérix en Hispanie, qui devait être réalisé par Gérard Jugnot, est finalement resté lettre morte.

Tout le monde a l’air de dire que ce n’était pas drôle. Uderzo, semble-t-il, n’avait guère aimé les deux premiers films, Contre César et Mission Cléopâtre, alors même qu’on peut dire aujourd’hui que ce sont les plus réussis de la série. Chabat, Pilote, les Nuls, tout cela se rejoignait. Mais Uderzo voulait probablement quelque chose de moins délirant, et il a dû craindre que Jugnot ne rameute ses copains pour produire en définitive plus un film du Splendid qu’un Astérix. Dommage !

 

 

Que pensez-vous des derniers albums ?

Je ne peux pas dire qu’Astérix et la Transitalique m’ait enthousiasmé, et je suis un peu perplexe quand je songe qu’il était exposé dans mon supermarché à côté des fruits et légumes ‒ Astérix est devenu un produit ‒, mais les nouveaux albums me paraissent malgré tout meilleurs, plus « goscinniens » que ceux qu’Uderzo avait faits tout seul. Il faut, quoi qu’il en soit, adapter un personnage à notre époque si on ne veut pas qu’il meure comme Tintin est en train de mourir. Il faut maintenir la flamme. Qui connaît encore aujourd’hui Arsène Lupin ? Qui est là pour le réanimer comme l’avaient fait Boileau-Narcejac ?

 

Delon, Audiard, aujourd’hui Astérix. Est-ce que vous êtes en train, à travers vos ouvrages successifs, de tracer une histoire des grandes figures mythiques du cinéma français ?

J’écris sur ce que j’aime. Je ne suis pas passéiste, mais, d’une certaine manière, je suis passéiste malgré moi. Le cinéma français d’aujourd’hui ne me plaît pas. J’ai commencé par écrire sur des choses anglo-saxonnes ‒ Amicalement vôtre, Starsky & Hutch , mais je savais que je voulais écrire sur le cinéma français, celui avec lequel j’ai grandi et sur lequel il reste encore beaucoup de choses à raconter. Astérix, Belmondo, Audiard… Mon prochain livre (dont la sortie est prévue pour mai) est consacré au Paris de Truffaut. Il vient après Le Paris de Michel Audiard. On oppose traditionnellement Truffaut et Audiard, mais je soutiens qu’on peut aimer les deux ! Va aussi bientôt sortir Parler comme un super-héros, un recueil de répliques piochées dans les films et les comics de super-héros, car c’est aussi un genre qui me plaît beaucoup. Je dois dire toutefois que je me méfie beaucoup du prochain Avengers, qui va réunir tous les super-héros. Point trop n’en faut !

 

Propos recueillis par FAL

 

Philippe Lombard, GoscinnyScope D’Astérix au Viager, tout le cinéma du maître de la BD. Dunod, sept. 2017, 16,90€.

(1) Le nom de famille polonais Goscinny a sa source dans un adjectif signifiant « hospitalier ». Quant au nom Uderzo, c’était au départ un toponyme, ayant en gros le sens de « ville de marché, bourg ».

(2) Les ouvrages consacrés à la vie et à l’œuvre de Goscinny sont nombreux, mais le plus accessible et le plus maniable est indubitablement Goscinny Faire rire, quel métier !, d’Aymar du Chatenet et Caroline Guillot. Ce volume a toutes les qualités et tous les défauts propres à la collection Découvertes/Gallimard, mais le sujet traité fait que ces défauts sont ici des qualités. Cette collection a en effet pour caractéristique de toujours proposer une maquette étouffante, dans laquelle textes, illustrations, encadrés se bousculent, sinon se chevauchent, sans parler des documents reproduits dans une taille si réduite qu’ils sont très difficiles à déchiffrer. Mais ce tohu-bohu est en l’occurrence le reflet idéal de la diversité du talent de Goscinny. Car Goscinny, rappelons-le, ce n’est pas seulement Astérix. C’est aussi Lucky Luke, le Petit Nicolas, Iznogoud, Oumpah-Pah, les Dingodossiers, la direction du journal Pilote, de nombreux scénarios de films… Certes, la plupart de ses œuvres ont été le fruit d’une collaboration avec un dessinateur, mais cela ne représente pas moins un travail titanesque.

 

 

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