Le syndrome de l’orangerie : à la portée de tous
Ouverture
Même si l’on consent à ne pas rester derrière l’objectif de son appareil photo, on dispose d’autres appareils pour goûter le tableau d’un maître de la peinture comme Claude Monet. On dispose d’un appareil critique qui nous explique ce qu’il faut voir. Ce qui nous permet d’éviter de le regarder… et d’échapper ainsi à l’acte de création qu’opère tout regardeur. Puisque c’est le regardeur qui crée le tableau autant que le peintre, Picasso dixit. Il faut pour cela avoir un regard d’enfant, dépouillé de tous les a priori dont nous encombre un mot qu’on nous rabâche un peu trop : la culture. C’est un secret accessible à tous : pour créer, pour chercher, il ne faut pas tenir compte des sentiers balisés. Il faut oser l’innocence.
C’est ce qui est arrivé à Grégoire Bouillier face aux nymphéas de Monet :
« J’ai été pris de vertige, d’angoisse.
Je me suis senti terriblement oppressé.
Cela a été immédiat.
Tous juste si je n’ai pas fait un malaise. »
(Rassurez-vous, la suite du livre n’est pas rédigée en simili vers, comme ici). Le voilà déboussolé, perdu… et comme il est présenté comme détective privé, on devine la suite. Mbe (ce serait son nom) n’est pas n’importe qui. Lui parvient à la vraie liberté que le pauvre péquin moyen, rivé derrière son mobile pour éviter la confrontation directe avec l’œuvre, ignore. Lui accède à ce qu’il nomme « sa propre voyance » Il dépasse « la légende qui se trouve sous le tableau comme la légende qui l’auréole au-dessus ». Doit-on y voir la parole du romancier caché derrière son personnage ? Peut-être bien. C’est la qualité du romancier que de savoir sortir des sentiers balisés, en faisant confiance à son intuition, quand bien même il ne sait pas où elle peut le conduire.
« Tout m’apparaissait ici figé, immobile, statique, opaque, silencieux, inerte
Trop figé et trop silencieux pour que la vie puisse circuler, s’épanouir, s’égayer. »
Voilà : il imagine que les eaux tranquilles, mais un peu lourdes et noires, qui baignent les nymphéas recèleraient un cadavre…
L’enquête
Du coup, notre romancier se métamorphose en un Sherlock de l’esthétique Qui Monet a-t-il enterré sous ses nymphéas ? Tel est le motif de l’enquête.
Grégoire Bouillier remonte donc le cours biographique de Monet. Sa mère meurt en 1857, il a dix-sept ans. Il arrête ses études, il se consacre aux dessins, qu’il commence à vendre. Faut-il y voir une relation de cause à effet ?
En 1866, il fait de Camille Dancieux son modèle, dans l’art et pour la vie. Il est dans la misère. Ses tableaux sont souvent saisis au point qu’il fait une tentative de suicide au printemps 1868. Réfugié à Londres pour échapper à la guerre de 1870, il rencontre Durand-Ruel, un marchand d’art qui sera désormais sa principale source de revenus. Ernest Hoschedé devient son mécène, et l’héberge en 1876 en son château de Rottembourg… L’époque est au vaudeville : dès ce moment, Alice, la femme d’Ernest devient la maîtresse de Claude. Quant à Ernest il fait faillite et s’absente de plus en plus… En 1879, Camille décède, elle a été soignée par Alice. Fait notable, Monet peint son cadavre… Est-ce elle qui glisse sous les nymphéas, telle une Ophélie ? Très vite il refait sa vie avec Alice. En 1882 il s’installe à Giverny avec leurs huit enfants, les siens et ceux de sa nouvelle épouse. Dès lors, Monet ne cessera de peindre des nymphéas… Alice meurt en 1911, Jean, le fils de Monet meurt en 1914… à cette date, atteint d’une cataracte, Monet ne peint presque plus. La France gagne la guerre de 1914-18, il tient à offrir des nymphéas à l’État en définissant très précisément les conditions de leur exposition, telles qu’on les voit à l’Orangerie. Il écrit à son ami Georges Clémenceau : « Je viens vous demander de les offrir à l’État. C’est peu de chose, mais c’est la seule manière que j’ai de prendre part à la Victoire. »
Voilà, ici résumés, les résultats de l’enquête, où notre Sherlock Bouillier démontre que l’imagination romanesque pourrait découvrir certains ressorts de la création qui restent inaccessibles au critique d’art. On peut seulement regretter le côté hâbleur de l’auteur : il a tenu à faire simple et divertissant, parfois avec de grosses ficelles, afin d’atteindre le plus large public – sans doute pour toucher le jack pot ?
Mathias Lair
Grégoire Bouillier, Le syndrome de l’orangerie, Flammarion, août 2024, 432 pages, 22 euros