« Haute société » de Vita Sackville-West

Toutes les femmes devraient non seulement lire Vita Sackville-West mais cheminer à ses côtés. Avec elle, refuser un bon nombre de diktats, injonctions maternelles ou paternels cantiques, aujourd’hui déclinés – Gossip girls, féminité abusive – sur des modes plus triviaux et pourtant éternels :  

Tu tiendras, dans tes mains, l’héritage iconique de Vénus 

Et comme toutes les filles réclamant toujours plus
Tu finiras ta brillante carrière comme une vieille solitaire

Bouffie d’années perdues en des mains ancillaires.   

Mais elle, elle, elle joue avec les filles, 

Mais elle, mais elle, ne divinise pas les chibres 

Mais elle, mais elle accélère vos rides 

Pour que vos propos cessent et disparaissent.

À son instar, toutes les filles devraient répondre, par leur œuvre et leur vie, à l’assertion baudelairienne, stipulant qu’une femme jamais ne saurait être dandy. Elle le fut. Contrairement à notre Momône nationale, sainte icone du féminisme, scandaleuse saphique de Radio-Paris dont un mythe tenace fit une libératrice, Sackville, Lady authentique et nouvelle Queen Mab, dispense depuis un siècle à ses lectrices, la poussière d’étoiles, qui les conduira, loin très loin, au-dessus de Kensington Garden. Là-bas, au pays merveilleux, en Romancie, elles découvrent chaque aventure, chaque rencontre, chaque chose observée, métamorphosée en miracle d’écriture. Pour ce faire, Lady S se contente de parcourir le réel à grandes enjambées au bras de Gran Rhetoric, qui au lieu de muffins, de scones, de miel, de beurre et de thé, la nourrit à foison de figures dites d’atténuation :  litote, prétérition, euphémisme et antiphrase. 

La lecture de Sackville, maîtresse es élégances, entière, attachée à la frivolité grave, recèle la générosité critique d’un Cocteau, son feutre bienveillant, le tragique acidulé d’un Jacques Demy, en un mot, certaine attitude esthétique venue du secret homosexuel, auquel Susan Sontag donna le nom de « camp »,  qui pourrait être définie comme une esthétique kitch, lestée de circonspection et de tendresse, impliquant une vie à rebours « une certaine touche de virilité qui semble parfaire la beauté des hommes virils, une nuance de virilité qui accomplit la beauté des femmes ». 

Lire Vita Sackville-West équivaut à écouter en boucle Major Tom appeler la terre ou à rêver sur les tenues et le visage de Cher, au temps lointain où elle chantait I got you babe. Lire Haute Société, c’est revenir à Cherbourg découvrir qu’amour ne rime presque jamais avec toujours, non point s’en contenter mais sur le métier mille fois remettre son ouvrage.    

Jardinier-poète, Sapho et Proserpine, je veux chanter ici la belle Tarentine, fille de Déméter et de Zeus. 

Rarement Écrivain et Personne n’auront formé si beau couple et rarement a-t-on vu Je scripteur, moins Autre que le prétendument insignifiant Je occupé à vivre. 

Longue vie à Victoria Jr. dite Vita, pour la distinguer de sa mère !  

Longue vie à la « Vivante », trop longtemps confinée au seul statut de modèle de l’Orlando de Woolf ! 

Longue vie à celle qui, très tôt, sut que l’émancipation est mouvement intérieur et non pas vain combat contre le monde !

Longue vie à celle qui sut donner à ses romans les ombres et les contours d’un ouvrage de Dames ! Façonné à la main, derrière le motif d’une tapisserie bleue, le lecteur devine les fils de traîne noir et or abandonnés par de très vieux moralistes.  

 Vita Sackville pourrait bien avoir été l’écrivain, que rêvèrent Barrès et Montherlant, l’androgyne absolu, Costal et Mademoiselle de Maupin ensemble, Maurice et Anna, en une âme unique. Sackville, comme Wilde, fait mentir Montherlant sur un point seulement, l’épineuse question du mariage contre-nature des homosexuels. L’Angleterre, il est vrai, n’est pas terre catholique et le courant jésuite y demeure nettement minoritaire. Chez les Wilde comme chez les Nicolson, pas question de mariage blanc, de sales petits secrets mais un amour consommé, des enfants qui sauront avec fougue et tendresse défendre la mémoire de leurs pères : des vies parallèles dans l’éclat du consentement. Harold Nicolson n’était, pas moins que Wilde, n’importe qui. Ministre de l’information de Churchill, il demeure l’un des pères de la biographie romancée — le genre où s’illustreront Lytton Strachey et André Maurois — celle, qui au moyen du roman, du récit, de la psychologie des profondeurs, de tous les genres, tentera d’approcher au plus près l’âme de son sujet. Ce diplomate, né à Téhéran, philhellène, a aussi laissé à la postérité un remarquable journal  politique des années de guerre. 

Le temps, une fois n’est pas coutume, bon artisan, semble rendre justice à Vita Sackville. Aussi ses livres traduits et réédités avec soin et élégance parlent-ils d’eux-mêmes. Joli travail éditorial que celui des éditions Autrement pour la reprise de Haute société. Sur la couverture un soupçon de Dufy  s’éjouit et balle : couleurs acidulées et dessins convenus, adéquats à l’esprit, acharné à saper le glorieux pouvoir des stéréotypes. Quant au texte, imprimé à Barcelone, il se détache noir sur blanc et non pas, comme la coutume s’en répand, gris sur ivoire sale. Pour parachever le plaisir du lecteur et laisser libre cours à celui du texte, tout ceci enfermé dans un format idéal, à peine plus grand et plus cher que celui du Livre de Poche, à l’abri sous une très confortable couverture d’épais carton à longs rabats, s’il vous plaît. Il me plaît à moi et je sais aujourd’hui des écrivains maudits qui se damneraient pour voir ne serait-ce qu’un volume de leur œuvre incomplète reposer sous semblable parure. 

Revenons à la longue dame brune, qui se laissait rarement photographier en cheveux, Dame Sackville, immortalisée par Philip Alexius de Làzlo de Lombos, qui n’était pas plus noble qu’Éric von Stroheim et comme lui, fils de tailleur, fut une enfant prodige, parlant couramment le français, sachant par cœur le Cyrano de Rostand et ayant, avant d’être pubère encore, dévoré l’intégrale de Scott. En outre, gloire éternelle, la première biographe moderne d’Aphra Behn !

 

Vita Sackville-West © National portrait Gallery, Londres

  

 

Aphra Behn, sans doute née Aphra Johnston. Wye, 1640-Londres 1669. Femme de lettres, poète, dramaturge et romancière. Une des premières dames anglaises à avoir vécu de sa plume, elle repose à l’abbaye de Westminster avec pour curieuse épitaphe : « Ci-gît une preuve que l’esprit n’est jamais/Une défense suffisante contre la mort. » L’auteur de Koronovo, le premier roman à avoir mis en scène la condition d’esclave fut, semble-t-il, espionne en mission pour Charles II sous le pseudonyme d’Astrea.  Elle échoua. Aphra doit sa renommée posthume à une phrase de Virginia Woolf : « Toutes les femmes devraient fleurir la tombe d’Aphra Behn, car c’est elle qui, la première, œuvra pour qu’elles puissent s’exprimer. » 

Les femmes devraient aussi fleurir ce rare tombeau des mots et des fleurs de sa première biographe et, à l’instar d’Aphra Behn, prendre le nom de code d’Astrée pour, à chaque aube nouvelle, célébrer aux rives du Lignon, le nom d’Honoré d’Urfé, de Cathos, de Madelon, de Bélise et d’Armande. 

 

Liberty Bell avait été française que la France méprisa, revenue pour l’honneur national et celui des femmes, par les fourgons de l’étranger.  

De sa vie, en dépit des obstacles, Vita Sackville fit une œuvre d’art et de chacun de ses livres, un saphir transparent. Bleu comme le ciel, oiseau de paradis et martin-pêcheur sous les étoiles.  

Lisant Haute société, le lecteur comprend rapidement que l’auteur n’a pour son héroïne aucune compassion mais pour elle, les yeux de Miles son amant. Des yeux ardents, amoureux, et pourtant furibards. Evelyn, veuve de guerre, s’est depuis une bonne quinzaine d’années contentée d’être belle, décorative, brillante, aimable et d’élever son fils, en un mot de servir d’exemple à l’univers entier de ce que peut une vie vécue en pleine adéquation avec son milieu quand, au seuil de la quarantaine, inopiné, le désir resurgit et avec lui la certitude d’aimer, sa cohorte ordinaire d’agréments et de désagréments. Contrairement à d’autres héroïnes, elle ne s’amourache ni d’un séducteur ni d’un bellâtre ou d’un pas grand chose mais — cicatrice austinienne d’un Darcy à la mode des années 30, Evelyn s’éprend d’un jeune homme idéal, parfait gentilhomme terrien, preux chevalier des classes ouvrières, aussi capable de subjuguer un auditoire estudiantin que de faire chavirer le cœur des jeunes filles, particulièrement celui de Ruth, la nièce favorite d’Evelyn, destinataire malgré elle du roman de Sackville. Car enfin les romans toujours s’adressent, cher Costals, cher Giraudoux, aux Jeunes filles. Et si Vita Sackville maltraite si poliment son héroïne, elle tient comme Montherlant à blague « la farce sociale » et vilipende le conformisme bourgeois, qu’elle juge aussi assassin qu’en leur temps l’estimèrent et Flaubert et Baudelaire. Pas de quartier pour les faussaires !  Intériorisée, la farce sociale se fait tragédie, qui se constitue en obstacle moral. Sans obstacle, il ne saurait — n’est-il pas ? — y avoir de roman.  Aussi Miles, l’homme idéal, est-il à peine plus âgé que son propre fils. Vingt-cinq ans ! Lecteurs de Gala et de Voici, moralistes patentés, stricts observants des chapelles monothéistes, abstenez-vous d’oser devant moi l’affreux nom de « cougar » pour dire cette fraternité d’âmes, cette extase bienvenue, ce ravissement soudain. Au lieu de céder à ce surcroît généreusement offert par le destin au seuil de la vieillesse sociale, au lieu de se réjouir et de s’abandonner à la douceur particulière de l’aventure, Evelyn, par mimétisme social, orgueil mal placé, passion des conventions, préfère la porte étroite du renoncement à la douceur de la romance. La force inouïe du livre tient au refus obstiné de son auteur de voir dans le malheur des femmes la main du dur mâle mais aussi la voix intérieure de la conscience prisonnière attachée avec une rare obstination à faire obstacle aux forces de la vie. 

   

Personne ne semble se soucier de ce que vous êtes, mais seulement de ce que vous faites ; et c’est ce que vous faites de plus stupide qui les intéresse le plus. Ils se fichent complètement de ce que vous êtes au fond de vous-même ; d’ailleurs, ce que vous êtes au fond de vous-même leur paraît plutôt honteux. »

 

Tous les hommes devraient lire Vita Sackville-West pour cesser à jamais de se sentir coupables de ne savoir combler les résidentes volontaires du Continent noir, cette foule d’insatisfaites chroniques. En ce continent, règne la peur, grimée en bienséance, timidité et grimaces diverses. En ce continent, l’obstacle est tout intérieur, qui ignore le partenaire ; Continent noir, terre de Narcisse et de Thanatos, vallée de larmes, monts de Sottise et de Vanité où cascade non pas la vertu mais le seul masochisme que ton nom irrite et que ta réalité blesse ! L’amour véritable ne frappe pas si souvent à la porte du château des cœurs, qu’on le puisse négliger. 

Sans doute l’un des plus beaux romans d’amour jamais écrits que ce roman d’un amour partagé, d’un amour qui laisse toute liberté à l’aimée et que l’aimée, par prévention petite-bourgeoise, va froisser et déchirer jusqu’à ce que mort s’en suive.  

J’ai aimé ce livre comme naguère Les Jeunes filles, On ne badine pas avec l’amour, Le Cid et Partage de Midi, pour la même raison, le même cri, ce chant profond que l’homme adresse à la femme, la suppliant de céder à l’appel de la joie, sans exiger de quiconque, elle ou lui, — de natura rerum — aucun de ces hideux sacrifices, qui précipitent les âmes hors du domaine mystérieux et les conduisent inexorablement aux portes du tombeau.  

Je devine les dents de mon lecteur agacées, elles grincent et j’entends déjà le cri d’orfraie qui monte dans sa gorge, quand il me voit vanter Les Jeunes filles, ce sublime roman, attaché à dénuder l’essentiel de la question féminine, la propension des filles à l’obéissance et leur faculté démente de tenir grief à l’homme qui les aime de les avoir séduites, au lieu de crier avec Carmen « Mais c’est moi qui choisis », puisque tu m’as choisie ! 

Il faudrait plus de temps et de place pour établir un juste parallèle entre Henri Milon de Montherlant, aristocrate français, porteur d’une goutte de sang espagnol et l’ardente autant que flegmatique Vita Sackville-West, aristocrate britannique, elle aussi espagnole par sa mère. Il faudrait plus de temps pour s’arrêter sur leur goût commun de la poésie, des jardins, du secret et leur folle appétence à réclamer toujours Encore un instant de bonheur aux fontaines du désir.  

Haute société dûment dévoré, que mon lecteur, les yeux pleins de poussière d’étoiles, lise Toute passion abolie, un bref chef-d’œuvre dont l’héroïne est ce qu’il est convenu de nommer une « vieille Dame indigne », une femme soudain émancipée.  Le jour même de la mort de Lord Henry Holland, comte de Slane, Lady Slane s’éloigne de ses enfants qu’avec une rare lucidité elle méprise de n’être attachés qu’aux valeurs bourgeoises, attentifs au seul chant de la Propriété. 

Aussi en compagnie de sa camériste, s’éloigne-t-elle doucement de la « haute société » pour s’en aller rêver et mourir dans une maison qui lui ressemble, un cottage assez semblable à celui où Mrs Muir attendit dans la plénitude de rejoindre son cher fantôme, au cœur de la campagne anglaise, selon Nancy Milford la plus belle du monde. 

Toute passion abolie, il est doux de découvrir avoir été aimée et l’avoir ignoré :  

 

En un éclair Lady Slane sentit que le puzzle éclaté de ses souvenirs venait de se reconstituer […]. Elle se retrouva sur la terrasse de la villa indienne désertée […]. Elle appuyait ses bras sur le parapet brûlant, faisant pivoter lentement son ombrelle. En fait, elle se tenait ainsi pour dissimuler son trouble car elle venait de se retrouver à l’écart de tous avec ce jeune homme à ses côtés. »

 

Il est doux de mettre en avant des valeurs si différentes des valeurs de sa caste. Légataire unique d’une précieuse collection patiemment rassemblée par le jeune homme de la terrasse indienne, elle s’amuse à le transmettre à un musée et à en priver ses enfants indignes. 

Il est doux au cœur d’une moribonde de passer à sa petite fille le flambeau : peins, écris, chante si le cœur t’en dit mais ne le fais pas en dilettante. Tu seras Byron ou Turner, ma fille, Shakespeare ou Spinoza, ce que bon te semblera. Ne les écoute pas, toi qui naquis humaine parmi les humains, aussi rien de ce qui est humain ne saurait t’être étranger. 

Féminité de surcroît et non d’identité. 

 

Sarah Vajda

 

Vita Sackville-West, Haute société, traduit de l’anglais par Bernard Delvaille, Autrement,« Les Grands romans », 2018, 12 euro

 

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