Je ne me lasse pas de vivre : quand l’I.A. rend “heureux “

Un monde, l’Etanel, où la paix règne ; où tous, correctement nourris, ont accès à un logement, un confort minimal, où le bonheur consiste à jouir du plaisir d’être en vie sous le soleil.

Dans le contexte actuel, un rêve ! est-on tenté de se dire….

C’est dans cette ambiance douillette que commence le dernier roman de Jaroslav Melnik, écrivain et philosophe ukrainien de langue russe, dont le narrateur, âgé de plus de mille ans, raconte son avant-dernière vie qui s’achèvera dans la dystopie.

Quand l’Intelligence artificielle est aux manettes

La première partie du récit déploie en effet l’organisation du monde en 5870. On se déplace à grande vitesse, les téléphones ne sont plus nécessaires grâce à l’intégration de puces dans les corps, ces corps sont seuls à vieillir, tandis que les cerveaux transplantés transmettent l’identité :  on choisit son corps et son sexe, au moment de la mort physique, dans une variation du mythe d’Er de la République de Platon.

L’Intelligence artificielle, le Cervart auquel l’humanité a confié la marche du monde a tout prévu et continue de veiller sur chacun !

La mémoire des vies antérieure peut perdurer, les amis s’accumulent, les membres de la famille aussi, ce qui donne lieu à des scènes incongrues : ainsi on peut partager sa table avec sa grand-mère qui en paraît 20, quand soi-même on en a 40… (elle a changé de corps récemment tandis que l’on est dans la force de l’âge).

Jusque-là tout va bien, ou à peu près, et malgré quelques frissons d’ennui chez notre personnage qui suscitent un certain suspense.

« Depuis que cette vérité – certes complexe- sur l’Etanel avait commencé à se dévoiler, je me sentais de plus en plus moi et j’avais envie de poursuivre dans cette voie. »

Rêve ou cauchemar ?

Mais, comme dans toute dystopie, un groupe de trouble-fêtes n’accepte pas la situation ; ce sont en l’occurrence les habitants de l’Oasis qui, aberration aux yeux des Immortels, refusent l’immortalité et persistent à vouloir mourir de leur « belle » mort.

Dans ce contexte, survient une série de disparitions au sein de cette population, le narrateur dont les certitudes sont ébranlées, parvient à en savoir plus sur l’« élevage » des corps ( les Korgs) de rechange : la face cachée de l’Etanel révèle une curieuse conception de l’humanité, et l’inquiétude monte, le cauchemar se dessine…

« Des gens meurent, dans les Oasis, c’est un fait. Même si ce sont des originaux, des sectaires, ce sont nos concitoyens. Ils sont mortels parce qu’ils ont fait le choix de ne vivre qu’une vie. »

Une bonne fiction philosophique

Jaroslav Melnik a le don d’aborder par la fiction des interrogations philosophiques et morales actuelles, telles que les dérives de l’Intelligence artificielle et plus fondamentalement, la question de l’humanité et du bonheur. Dans ce roman, la mortalité s’avère indissolublement liée à la liberté, que nous connaissons pour être à la fois sublime et atroce. Le roman montre en outre que l’humanité se caractérise également par l’union du corps, de l’intelligence et de la psychè. Le corps aussi a une mémoire.

Les dialogues et les monologues intérieurs sont l’espace privilégiés de ces questionnements tandis que l’onomastique est particulièrement savoureuse et à titre d’exemple, on appréciera les « Sauvageommes. »

« Nous avions intégré à l’intérieur de toi une interdiction de tuer des êtres humains, dit Vizor.

– Je l’ai enfreinte, dit le CERVART. Pour remplir la mission qui m’avait été confiée. Depuis longtemps je suis seul à décider. »

On pourrait relever une incohérence ou une invraisemblance dans cette construction bien huilée :  l’absence des questions climatique et écologique. En effet, la technologie et le bien-être ne semblent souffrir d’aucun manque de ressources ni de pollution.

A cette petite réserve près, ce roman se lit avec intérêt et plaisir et permet de découvrir un des écrivains contemporains ukrainiens dont les préoccupations, en dépit de la guerre d’agression russe, sont aussi celles des autres Européens.

Nous n’en dirons pas plus sur l’issue de l’intrigue, mais si vous avez jamais regretté de n’être pas immortel, ce roman est l’antidote idoine.

Florence Ouvrard

Jaroslav Melnik, Je ne me lasse pas de vivre, roman traduit du russe (Lituanie) par Laurence Foulon, Actes sud, septembre 2024

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