Les émotions de Jean-Philippe Toussaint, sublimer l’ordinaire
Jean-Philippe Toussaint a écrit un drôle de bouquin. Sous le titre Les émotions, il raconte la vie très banale d’un homme très banal, Jean Detrez, auquel il arrive des aventures très banales. Mais ce serait bien faire injure à ce texte que le résumer de ces seuls mots. Car c’est, en réalité, un bon livre.
un Français moyen
Jean Detrez est une sorte de Français moyen, plutôt intelligent et plutôt sympathique, qui travaille à la Commission Européenne de Bruxelles. Quoique subalterne, sa fonction le met en présence de personnalités diverses et internationales, avec lesquelles se tiennent des réunions, et encore des réunions, et toujours des réunions. Quand ce ne sont pas des conférences de presse, ou des séminaires savants, et souvent inutiles, sur les sujets du moment, le Brexit par exemple.
Cela, ce n’est qu’une partir du livre. Le reste, c’est tout ce qui relève de la vie privée de Jean Detrez, loin de sa vie professionnelle : sa famille, ses femmes, légitimes ou non, ses petits bonheurs et malheurs quotidiens, sa valise quand il part en voyage, la mort de son père, lui-même ancien commissaire européen, etc. Autant dire qu’il lui arrive ce qui arrive à tout le monde, agrémenté de la narration précise de tout un tas de détails domestiques, concernant aussi bien ses enfants, que sa toilette, ou ses rencontres amoureuses, et toutes ces « émotions », petites ou grandes.
un lien planétaire
Evidemment, tout cela n’aurait guère d’intérêt si la somme desdites « émotions » n’était mise en permanence en regard avec la vie de la planète, par exemple l’éruption du volcan islandais Eyjafjoll, qui paralyse le trafic aérien. D’un côté, la petite vie d’un homme qui, malgré les apparences, ne fait rien de vraiment important, de l’autre, la vie du monde avec ses évènements autrement plus conséquents pour l’avenir, que les petites parlottes de fonctionnaires, qui sont censés le prévoir.
Et puis, il y a le style. Jean-Philippe Toussaint écrit avec facilité, et dit parfaitement ce qu’il veut dire. Il a une propension affichée pour les phrases longues, bien construites, bien balancées, parfois proustiennes, qui amènent le lecteur, sans effort, jusqu’à ces petits riens de la vie, comme on se promène le soir, doucement, au soleil couchant. C’est l’intimisme au service d’une grande cause, avec du recul, parfois un cynisme mordant, parfois aussi des facilités regrettables : « L’histoire, comme la mer, est un éternel recommencement, un ressassement infini de vagues qui se succèdent »…
A cela près, on se laisse volontiers bercer par cette prose élégante, déliée, avide de sensations, et de toutes ces « émotions », même minimes. Ainsi : « Je n’allai pas m’asseoir tout de suite. Je m’approchai de la porte fenêtre, je m’attardai un instant devant la vitre, à regarder la pluie tomber dans le parc. Il ne faisait pas encore nuit, mais il pleuvait à verse sur les pelouses ». Modiano n’est pas très loin.
Les émotions est en tout cas un livre original, qui nous apprend beaucoup de choses sur le fonctionnement de la Commission Européenne, à travers le cas particulier d’un de ses membres. Mais c’est aussi et d’abord un roman, où des évènements historiques réels assurent un décor à une fiction pleine de charme, et de toutes les ambiguïtés de la psychologie.
Didier Ters
Jean-Philippe Toussaint, Les émotions, Editions de Minuit, septembre 2020, 230 pages, 18,50 eur