Jérôme Prieur, Berlin Les jeux de 36
Des jeux olympiques de 1936, à Berlin, l’imagerie populaire garde les performances exceptionnelles du noir américain Jesse Owens, comme un pied de nez au dictateur nazi. Oubliant au passage qu’il affirmera avoir été mieux traité par les nazis que dans son propre pays, où la ségrégation et le racisme systémique sont lois (1). Mais cet athlète-potemkine cache des réalités politiques bien moins élevées. C’est tout une mise au point lucide et claire que propose Jérôme Prieur dans Berlin Les jeux de 36.
« Le carnaval olympique »
Prêt à toutes les compromissions, le CIO préfère ne pas regarder l’antisémitisme systémique du régime nazi. Ainsi son président en exercice, Henri de Baillet-Latour « jure [que les nazis] ne pratiquent aucun ostracisme à l’égard des sportifs juifs. Quand le président du Comité international olympique rencontre Hitler en 1935, le Führer le rassure en lui promettant de faire disparaître toutes les affiches antijuives qui pourraient choquer les visiteurs étranger. “C’est un geste délicat de sa part, commente Baillet-Latour dans un courrier au Comité américain.“ » On appréciera le terme délicat… La volonté de ne pas voir le réel est tenace, pourtant déjà les camps existaient, où s’entassaient homosexuels et gitans, déjà les lois antijuives étaient promulguées, déjà le Reich se réarmait à grande vitesse et avait pris pied en Rhénanie, déjà la Luftwaffe s’entraînait en Espagne contre les Républicains, déjà les SA et les SS torturaient…
Pourtant, c’est comme si le monde quasi complet se réunissait pour admirer et ne pas regarder. Comme si — antienne reprise encore aujourd’hui… — les JO étaient sportifs et jamais, ô grand jamais, politique, alors que selon toute évidence il s’agissait bien d’une mise en scène de la Nouvelle Allemagne, de l’Homme nouveau allemand, à la face du monde. Face sur laquelle, qui plus est, Hitler a craché tous ses mensonges, ourdissant sa guerre en promettant la paix.
La maître étalon des Jeux modernes
On vient de transformer les Jeux en une foire destinée à montrer au monde entier la force de réalisation d’une régime et la soumission d’un peuple à son maître.
Comment les dirigeants politiques et sportifs, contre l’avis des peuples et des sportifs, se sont courbés devant l’imaginaire nazi. Les nazis ont su, Leni Riefenstahl en tête qui créerait Les Dieux du stade après le succès de son Triomphe de la Volonté, donner à cette compétition sportive un élan de modernité dont certains éléments sont toujours repris de nos jours (le parcours de la flamme, la potemkisation des villes hôtes pour faire « propre » à la face du monde, etc.). Ils ont inventés les jeux modernes, qui sont passés à la postérité. Vous voulez l’image d’un athlète modèle, indiquez Jesse Owens. Vous vouliez des administrateurs compétents, transformez les dignitaires nazis ayant géré les Jeux en dignitaires du CIO. Vous voulez gagner encore un peu plus d’argent ? Récupérez les droits du film de Leni Riefenstahl et vendez-le à la découpe à un prix prohibitif…
Cette réédition au format poche (toujours très élégant) est accompagnée d’une préface de Johann Chapoutot, historien spécialiste du nazisme. Les chapitres s’enchaînent comme autant de petites histoires avant, pendant et après les Jeux de Berlin, pour bien comprendre les implications de ce moment sportif dans l’ère moderne. À quelques jours de l’ouverture d’un énième carnaval, la lecture de Berlin Les jeux de 36 s’impose.
Loïc Di Stefano
Jérôme Prieur, Berlin Les jeux de 36, préface de Johann Chapoutot, Éditions de la Bibliothèque, 177 pages, 10 euros
(1) Loi et modèle même du IIIe Reich, lire à ce propos l’édifiant Le Modèle américain d’Hitler de James Q. Whitman.