Josée Kamoun, Dictionnaire amoureux de la traduction

Traduction, tradition ?

Le Dictionnaire amoureux de la traduction de Josée Kamoun arrive à point nommé, puisque la presse regorge actuellement d’articles sur les métiers que l’Intelligence artificielle risque de faire disparaître, ou tout au moins d’ébranler sérieusement, et l’un des premiers visés est celui de traducteur.

Amoureux est peut-être un terme un peu trop fort pour être associé à l’exercice de traduction, mais une chose est sûre : cet exercice ne saurait être le seul fruit de la raison dans la mesure où il est par définition tiraillé entre deux pôles. Oui, le traducteur est un passeur, mais qui et que doit-il faire passer, et dans quel sens ? Autrement dit, doit-il offrir au lecteur une excursion en pays étranger, une promenade exotique, ou doit-il au contraire recycler le produit de base de telle manière que le lecteur de la langue d’arrivée ne soit pas plus déboussolé face au texte traduit que le lecteur de la langue d’origine ?

On distingue deux clans dans l’univers des traducteurs : les sourciers et les ciblistes. Pour éclairer cela, citons quelques exemples. Aujourd’hui, avec l’extension de la culture anglo-saxonne à travers le monde, Nancy Drew pourrait sans doute séduire sans difficulté de jeunes lectrices françaises. Mais quand, dans les années cinquante, ses aventures ont été publiées dans la Bibliothèque verte, éditeurs et traducteurs, ciblistes – autrement dit prenant en considération leur « cible » –, jugèrent bon de la rebaptiser Alice Roy. De la même manière, April Dancer, agent très spécial de l’UNCLE, devint Annie pour les téléspectateurs français. À l’inverse, quand Leconte de Lisle, sourcier, traduit l’Odyssée, il laisse à Ulysse son nom grec d’origine, à savoir Odysseus, et sa demeure n’est pas Ithaque, mais Ithakè. Il peut dans certains cas y avoir des repentirs : après avoir été rebaptisé en France Yan Solo, Han Solo a fini par redevenir Han Solo, comme dans sa galaxie d’origine.

Où est donc la vérité dans cette affaire ? Entre les deux pôles sans doute, mais la situation peut devenir encore plus complexe pour diverses raisons. Les mots yiddish que Philip Roth aime à semer ici et là dans ses romans ont sans doute un parfum exotique pour le lecteur moyen américain, mais bien moins dépaysant que pour le lecteur français (aux États-Unis, « ce n’est pas très catholique » peut se traduire par « ce n’est pas très kosher »). Au décalage géographique peut s’ajouter un décalage historique : Rabelais doit-il être traduit aujourd’hui en anglais du XVIe siècle ? Et n’imputons-nous pas à Rabelais des tournures qui étaient peut-être tout simplement celles du français de l’époque en général ? (À ce sujet, on ne sait trop ce qu’il faut penser des « translations » en français moderne de Rabelais et de Montaigne proposées aux lycéens.)

Le traducteur, même le plus « objectif » possible, est donc tenu de trancher, et la traduction d’un texte littéraire se double forcément d’une « explication de texte » préalable, qui n’échappe jamais à la subjectivité du traducteur. Intéressant à cet égard est le plaidoyer de Josée Kamoun pour son choix – critiqué par certains – du présent de narration pour sa traduction de 1984. L’univers du roman d’Orwell, explique-t-elle, est celui du cauchemar ; or, on ne rêve pas au passé simple. Rien à opposer à cet argument si ce n’est que, depuis la parution initiale du roman, le cauchemar en question est devenu réalité dans maintes contrées de notre planète et que cette réalité, cette réalisation, appelle peut-être très naturellement  l’usage d’un passé simple historique.

On ne s’étonnera donc pas de trouver dans ce Dictionnaire amoureux des pages qui relèvent de l’autobiographie, même si Josée Kamoun ne va jamais jusqu’à faire sienne la revendication du poète Jacques Roubaud, qui soutient que certains livres doivent afficher le nom du traducteur plutôt que celui de l’auteur. (Signalons en passant le scandale des éditions Folio, qui affichent sur les couvertures le nom du préfacier, en omettant systématiquement celui du traducteur.)

La question de l’Intelligence artificielle, ordre alphabétique oblige, est posée à peu près au milieu de l’ouvrage. Josée Kamoun se garde de faire dans ce chapitre des prédictions définitives, mais il est évident que sa sympathie va à tous ces traducteurs qui ont pondu un long texte pour dénoncer le caractère « sans âme » des traductions produites par l’IA. On pourrait d’emblée ironiser sur le fait qu’on trouve dans ce manifeste le mot « alternative » employé dans un sens qui n’est officiellement que le sens anglais, mais passons… Il ne serait pas mauvais d’avoir d’abord une pensée pour les cerveaux humains qui ont su concevoir et élaborer ces programmes de traduction. Les oublier, c’est faire trop d’honneur à la machine. En outre, pour résumer la situation, la traduction automatique n’est rien d’autre que la version moderne, revue et améliorée, du bon vieux dictionnaire. L’Oxford Latin Dictionary, outil si révéré des latinistes, était déjà un premier pas en ce sens : quelques sens généraux, une abondance de citations puisées dans tout le corpus de la littérature latine classique, mais – contrairement à ce que propose le Gaffiot – non traduites. Au lecteur, en malaxant et en comparant tous ces exemples, de dégager par lui-même un sens. En gros, c’est presque la même chose avec DeepL, qui ne propose pas une traduction, mais un éventail de traductions pour la même expression. À l’utilisateur de faire son choix – ou d’ajouter au répertoire une formule de son cru. A work in progress. Des bourdes ? Bien sûr qu’il y en a et qu’il y en aura. DeepL s’emmêle régulièrement les pinceaux dans la traduction des adjectifs possessifs. DeepL proposait « premier jour de la fusillade » pour traduire shooting dans un texte où l’on évoquait le premier jour du tournage d’un film –, mais c’est bien un traducteur humain qui, il y a plusieurs décennies, avait traduit dans un roman « a Dolly Parton wig » par « une perruque de poupée Parton », sans comprendre qu’il s’agissait d’une perruque « à la Dolly Parton » (Miss Parton étant, pour ceux qui l’ignoreraient, une chanteuse country célèbre aux États-Unis). Pour tous ceux que ces questions amusent et intéressent, le dictionnaire de Josée Kamoun constitue une remarquable source de réflexion.

Il y a presque un demi-siècle, lorsqu’on apportait à un horloger une montre à quartz pour la faire réparer, on avait droit à un regard dédaigneux et à de longs discours condescendants : « Monsieur, ce n’est pas de l’horlogerie, ce machin-là. D’ailleurs, il est vendu mille francs, mais le mécanisme proprement dit doit royalement valoir cinq francs… » On peut raisonnablement imaginer que ces experts ont dû depuis réviser leur position. Gardons-nous donc d’émettre quoi que ce soit qui ressemble à un jugement définitif (et décliniste) sur les capacités de traductrice de Dame IA.

FAL

Josée Kamoun, Dictionnaire amoureux de la traduction. Plon, mars 2024. 560 pages, 29 euros

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