Joseph Kessel Romans et récits dans La Bibliothèque de la Pléiade

L’homme fascine. De lui, Barthes ne pourrait affirmer, il n’est de biographie que de la vie improductive. Où l’action est sœur du rêve, s’efface la séparation vie et oeuvre. Sa biographie fut et demeure roman d’aventures. Né à l’aube du XXe siècle ou à la fin du XIXe à Villa Clara, une colonie du baron Hirsch dans les faubourgs de Buenos Aires, à trois ans, il manque mourir de la dysenterie sur le navire qui l’emporte  vers la France. 

Chassé-croisé, enfance nomade, après une escale en France, la famille s’en retourne en Russie. Hugo Pratt n’aurait pas fait mieux, prêtant à un héros à la crinière fauve une enfance partagée entre paisibles bourgades de Lot-et-Garonne, d’Île de France et Orenbourg, ses Tatares, ses Kirghizes, ses chameaux et ses samovars et achevée à Nice, baie des Anges. 

Orenbourg,  faubourg de Samara… 

Pour écrire, Kessel n’aurait eu qu’à fermer les yeux. Si quelqu’un a su la vertu magique de l’onomastique ce fut lui : 

Répétez plusieurs fois ce nom : Nestor Ivanovitch Makhno, et que je sois condamné à vendre des journaux toute mon existence si vous ne sentez pas qu’avec un nom pareil, on ne meurt pas dans son lit

plus loin le même personnage  in Makhno et sa juive 

Il est né il y a quarante ans à Champ-la-Noce. Et ce nom-là,  hein ? qu’en dîtes-vous ?  Champ-la-noce ! Champ de noce ! Mais c’est un nom ivre, furieux. Il est marqué l’endroit qui s’appelle ainsi.  D’y naître, d’y grandir, ça compte !

 Au contraire, une vie durant, l’enfant de la Villa Clara a gardé les yeux ouverts, bien ouverts, s’étant donné pour charge de « témoigner ». En apparence, Kessel offrit une vita nova, de chair et de sang, aux vignettes de Tintin. Plus que père des « écrivains voyageurs », ce romancier à l’état chimique aura eu comme plus proche disciple l’immense Svetlana Alexievitch, occupée d’une seule chose : joindre intériorité et réalité 

les sujets sur lesquels je voulais écrire, comme le mystère de l’âme humaine, le mal, n’intéressait pas les journaux et moi, l’information m’ennuyait. 

L’aventurier des Lettres

Pour cerner sa figure, il faudrait emprunter à Corto Maltese bien des traits, particulièrement certaine scène inaugurale. La déplacer d’un patio rempli de fleurs près de la mosquée de Cordoue jusqu’à une modeste demeure des faubourgs de Samara. Là, une amie de sa mère, un peu tzigane, s’emparerait de sa main, y découvrirait l’absence de toute ligne de chance et le jeune Joseph, se saisissant du rasoir de son père, s’en taillerait une, pour à la fin du conte, au soir de sa vie, bien vieux à la chandelle d’une cossue maison de pierre de l’Essonne, avouer à l’instar du Maltais : 

Je ne crois pas avoir augmenté ma dose de chance mais j’ai toujours été libre et c’est ce qui compte.    

Le Tour du malheur, son autobiographie romanesque, témoigne de cette absence de ligne de chance. La mort à 20 ans par suicide d’un frère chèrement aimé, la tuberculose incurable d’une première épouse, l’addiction au jeu, aux paradis d’artifices et à l’alcool, trois guerres, deux mondiales et l’autre civile, sans oublier le spectacle des maintes civilisations en voie de disparition, n’eurent rien de bien réjouissant. Son regard, plus que celui d’un témoin, sera le regard d’un pécheur, celui d’un homme déchu, attentif à la grandeur de tous. Ils n’étaient pas des Anges, seulement des vivants, ces frères humains qui, à nos côtés, vivent, dont Kessel, inlassable, aura conté la geste.

Comme Corto, lui aussi aura passé sa vie à chercher son île au trésor, aura vécu selon le voeu de Montaigne, bottes aux pieds et toujours prêt à partir, pour à la fin du conte, ombres du conte, de toutes ses aventures, ne retenir que le visage des camarades : ceux qui moururent au combat ou tombèrent dans toutes les embuscades de la vie comme ceux qui à leurs rêves, avaient survécu.  

Les Lettres de l’aventurier

Joseph Kessel entre en Pléiade avec le même flegme fougueux qu’il mit, vivant, à toutes choses, déployant sans précipitation et d’un pas assuré sa carcasse de géant surmontée d’un visage, qu’on aurait cru de granit sculpté. 

Pas question ici d’œuvre complète. Kessel a commis quatre-vingt livres. Prodige, aucun n’est mauvais. Certains, beaucoup même, sont de grands livres, Fortune carrée, Les Cavaliers, l’étrange Belle de jour, La passante du Sans Souci,  l’Armée des ombres, Le Lion… Avec Le Lion, ce roi détruit par la passion d’une adolescente, Kessel a inscrit son nom dans la liste des bienfaiteurs de la préadolescence, la cohorte des façonneurs d’âmes, aux côtés des inventeurs du Grand Meaulnes, du Fleuve, de Vol de nuit, Terre des Hommes, La Voie royale, des Racines du ciel et de l’Attrape-coeurs… sans oublier Kipling, Verne, Dumas, Melville… tous ces récits d’initiation où l’adolescent découvre la légitimité de sa peur de grandir et devine les joies futures d’autant plus violentes qu’elles seront mêlées d’effrois et de tristesses. Tous ces livres, à l’enfant amoureux de cartes et d’estampes, apprennent à se savoir surtout à s’assumer seul maître à bord du navire Existence. Le  barbare Kessel a le lyrisme dans le sang, c’est aussi un sentimental, qui sait le lien mystérieux entre  filles et pères,  filles et  nature ; surtout  femmes et mort. 

Parler de Kessel est un exercice difficile. Au premier regard, le fils d’Albert Londres et le frère aîné de Gary, l’auteur à lire quand vous devez vous mettre dans la peau non pas d’un guerrier appliqué mais d’un aviateur (L’Equipage)  ou bien d’un franc-tireur (L’Armée des ombres). Si vous souhaitez évoquer l’Irlande, Mary de Cork, exhortant son fils au parricide, vous offrira l’exact climax. Si le Yémen vous intrigue, vous en saurez les mystères sans sortir de votre chambre et suivrez ensuite les contrebandiers et les pirates aux rives de la mer Rouge, lisant Fortune carrée.  Si l’Afghanistan vous passionne, vous n’avez qu’à relire Kim ou à lire Les Cavaliers. Et  si d’aventure l’Afrique ou la Sibérie vous appellent Le lion ou Les Temps sauvages suffiront à vous y entraîner durablement. Si vous voulez savoir comme on vit et meurt, Ay Carmela,  à Madrid en 1938, son reportage dans Paris Soir suffira.  Pour pénétrer dans la forteresse vide du nazisme, il conviendra d’ouvrir Les Mains du miracle. Si la Résistance vous passionne, plongez vous dans L’Armée des ombres. Il en est de Kessel comme de Corto, un homme pour chaque saison, chaque continent, chaque aventure. Souhaitez-vous encore comprendre les ressorts de l’addiction, vous n’avez qu’à vous enfermer en sa compagnie  Avec les Alcooliques anonymes… et j’en oublie et j’en omets, son Mur à Jérusalem, ses aventures à Vladivostok… Kessel aura couvert tous les conflits du temps à l’exception des guerres d’Indochine et d’Algérie, il nous reste Jean Lartéguy  et bien entendu le meilleur de tous Pierre Schoendoerffer. Kessel assistera au procès de Nuremberg, s’envolera vers le jeune-vieux pays d’Israël dès le 15 mai 1948, premier visiteur à obtenir visa. On le verra partout à Harlem, à Varsovie, dans les prétoires, les bars,  les enterrements, dans tous les lieux publics où s’expriment la colère et la peine, la vie en un mot. 

Au-delà du récit de guerre ou du récit ethnographique, au-delà de l’information, vous rencontrez une âme, la même toujours, ardente, incandescente, inconsolée, l’âme d’un homme qui déplore et rend grâce. Dans un même mouvement, Kessel déplore la laideur, la compromission, le mensonge et pas un instant ne regrette d’être né. La vie est « tour de malheur » et pourtant chez Kessel nul n’est intrinsèquement méchant. La chose est assez rare pour être remarquée dans un temps où les présupposés chrétiens sur la possible bonne nature de l’homme et la grâce s’éloignent pour céder la place au cynisme radical et à la  misanthropie naturaliste — ô pardon — maladive. Kessel appartient à la race maudite des géants aux pieds d’argile, ces hommes qu’adorent les femmes et qui savent, malgré eux, l’art de les détruire. Germaine Sablon, qui mit en musique le Chant des Partisans et de tout son coffre l’interprétera la première, en fit les frais. Mais aussi quelle idée de s’amouracher d’un semblable personnage ? A la scène il est vrai, Germaine chanta Mon légionnaire et à la ville Mon bel aventurier.   

Du métier de romancier

Lire Kessel exige une redéfinition du métier de romancier. Dans son cas, celui qui romance serait homme qui, de sa plume, de son verbe, de ses adjectifs et de ses prépositions, fait naître des personnages. Kessel s’était rêvé comédien, en exerça brièvement l’art, abandonna ce rêve après le suicide de son frère Lazare, dit Lola ou Siber, jeune espoir du Théâtre Français mais l’empreinte de la pratique lui demeurera qui fit de lui cet inclassable, cet écrivain dont il n’est pas aisé de parler. 

En effet, le comédien toujours a pour charge de ne jamais caricaturer — hormis dans le registre de la farce — les personnages, qu’il prétend donner à voir, à entendre et à saisir. Aussi doit-il faire entendre de l’intérieur la logique, la voix, le son particulier, la petite chanson de chacun, benêt, héros, saint, homme ordinaire, lâche, inconséquent, fol ou sage, vertueux ou pas, ambitieux ou craignant la lumière, en dénudant les mécanismes qui agitent chacun, sans convoquer moraline ou militantisme. 

Ainsi toute sa vie et au fil de ses oeuvres, agit Kessel en dispensateur généreux de trésors amassés tout au long du chemin de la vie. « Jojo des Grands chemins » comme dans la chanson de Maurice Dulac, il ne mourut ni à Cayenne ni aux tréfonds de la jungle, mais dans sa grande maison de pierre en Île de France aux côtés de sa dernière épouse, en regardant le journal télévisé, d’une crise cardiaque. Ce soir là — c’est l’album Pléiade très bien écrit et fort élégamment composé qui me l’a dit — le sujet portait sur la spéléologie.

Certains rabbins croyaient que les âmes cheminaient souterrainement… J’ignore si la chose est vraie et si son âme est effectivement retournée à Jérusalem, à Orenbourg dans les faubourg de Samara ou ailleurs. Je sais seulement qu’une bonne part de cette âme demeure dans ses  livres à présent disponibles sur papier Bible, admirablement annotés et présentés avec le sérieux et la passion mérités.  

Sarah Vajda

Joseph Kessel, Romans et récits,2 tomes sous coffret ou séparément, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », juin 2020, le coffret 135 eur (jusqu’au 31/12/2020, prix de lancement)

Tome I : 1968 pages, 68 eur (jusqu’au 31/12/2020, prix de lancement)

Édition publiée sous la direction de Serge Linkès avec la collaboration de Philippe Baudorre, Marie Astrid Charlier, Yvan Daniel, Christian Manso, Thierry Ozwald et Dolores Thion Soriano-Mollá

Ce volume contient : L’Équipage — Mary de Cork — Makhno et sa juive — Les Captifs — Belle de jour — Vent de sable — Marchés d’esclaves — Fortune carrée — Une balle perdue — La Passante du Sans-Souci – L’Armée des ombres — Le Chant des partisans — Le Bataillon du ciel (scénario) — Le Bataillon du ciel (roman). Autour des œuvres de Joseph Kessel : Articles, nouvelles, avant-propos, chapitres ou passages écartés, extraits de textes autobiographiques inédits.

Tome II : 1808 pages, 67 eur (jusqu’au 31/12/2020, prix de lancement)

Édition publiée sous la direction de Serge Linkès avec la collaboration de Philippe Baudorre, Yvan Daniel, Pascal Génot et Camille Panier

Ce volume contient : Au Grand SoccoLa Piste fauve — La Vallée des rubis — Hong Kong et Macao — Le Lion — Les CavaliersAutour des œuvres de Joseph Kessel : Articles, nouvelles, avant-propos, chapitres ou passages écartés, extraits de textes autobiographiques inédits.

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