Krüger, chef de la SS en Pologne : un bourreau ordinaire

Parmi les figures connues de la Seconde Guerre Mondiale, le nom de Krüger n’apparaît que dans les monographie sur le ghetto de Varsovie ou en passant. Pourtant cet officier supérieur SS, outre d’être parfaitement emblématique de son temps, est un acteur essentiel de la machinerie de mort nazie dont il fut l’horloger pour la Pologne et les territoires limitrophes.

Krüger ou une vie de soldat

Friedrich-Wilhelm Krüger (8 mai 1894 – 9 mai 1945), fils d’un colonel tué au cours de la Première Guerre mondiale, est élève à la prestigieuse académie militaire de Karlsruhe. Lieutenant en 1914, il est incorporé au régiment d’infanterie ‘von Lutzow’ comme adjoint au commandant de la compagnie. Devenu officier d’état-major en 1919, il recevra la Croix de fer, puis quitte l’armée en 1920, après avoir atteint le rang d’Oberleutnant (lieutenant). Il se lance alors dans les affaires et a rejoint le parti nazi à la mi-novembre 1920, il servira le parti alternativement au sein des SS et des SA, entre 1930 et 1939. Il est également élu au Reichstag.

Après l’invasion de la Pologne, il est nommé par Heinrich Himmler au poste de SS et chef de police de Lodz (octobre 1939), puis, dès le mois suivant Himmler l’a nommé au poste de Chef de la police et de la SS pour l’Europe de l’Est, basé à Cracovie, qui était le siège de Hans Frank, le gouverneur général du Gouvernement Général de Pologne. Krüger est donc le plus important commandant des SS et de la police et, en tant que tel, un personnage de premier plan dans les mesures menée contre les Juifs. Il aura en charge la purification ethnique avant la date fatidique fixée par Himmler au 31 décembre 1942. Mais, ce délai n’a pu être respecté et, pour aggraver les choses, les Juifs du ghetto de Varsovie se sont révoltés. Krüger charge alors le fanatique Jurgen Stroop (26 septembre 1895 – 6 mars 1952), en remplacement de Ferdinand von Sammern-Frankenegg (17 mars 1897 – 20 septembre 1944) dont les premières tentatives avaient échoué, avec pour mission d’écraser la révolte et de nettoyer le ghetto de Varsovie. Stroop sera jugé et condamné pour crime contre l’humanité en vertu de son efficacité…

Une lutte de pouvoir oppose alors Krüger et von Sammern-Frankenegg. Moins habile politicien (von Sammern-Frankenegg était avocat…), Krüger est remplacé par Wilhelm Koppe, et, vexé, il demande à être transféré dans une unité de combat. Il s’entraîne de novembre 1943 à avril 1944, puis, jusqu’à la mi-février 1945, il sera versé comme commandant de divers corps du front. Pendant le reste de la guerre, il a été affecté à la zone de commandement du HSSPF (chef supérieur de la SS et de la Police) en Prusse orientale . Il reçoit la Croix des Chevaliers sur la recommandation personnelle de Himmler le 22 octobre 1944, pour son commandement de la Division Nord. Krüger s’est suicidé le 9 mai 1945.

 

Une biographie passionnante

Ecrite à partir d’archives inédites, dont le journal personnel de Krüger, l’enquête de Nicolas Patin est en tout point passionnante. C’est d’abord une mise en perpective de l’état de la recherche et des postures théoriques pour appréhender cette période surexploitée mais toujours problématique.

 

Entretien avec Nicolas Patin

 

Entretien avec Nicolas Patin

 

Comment avez-vous « rencontré » Krüger ? Ce n’est pas un des grands acteurs de la guerre. 

C’était à Coblence, aux archives allemandes, en 2008. Je cherchais des témoignages de soldats allemands sur la Première Guerre mondiale. Je suis tombé sur le journal de guerre de Krüger. J’ai appris à déchiffrer l’écriture qu’il utilisait, le Sütterlin, et j’ai découvert un jeune homme qui racontait les tranchées au jour le jour. La tonalité de ce journal m’a surpris : Krüger était certes un officier, nationaliste, mais se glissaient dans son récit, à la différence de ceux de nombreux haut gradés, des pointes d’humour et de distance critique par rapport à la guerre. Cela m’a intéressé. J’ai ensuite fait le lien avec le Friedrich-Wilhelm Krüger de la Seconde Guerre mondiale, un des pires criminels nazis, responsable de la destruction des Juifs en Pologne. Krüger était bien un des grands acteurs de la guerre, il a donné les ordres qui ont conduit deux millions de Juifs polonais à la mort ; simplement, il a été relativement oublié, pour de nombreuses raisons, ce qui explique que ce soit la première biographie traitant de son parcours.

 

Sur cette période, qui forge son destin et son nationalisme, quelle différence faîtes-vous entre Krüger et, par exemple, un Ernst Jünger ou un Erich Maria Remarque ? Est-ce sa naissance par ailleurs qui le différencie d’un Werner Beumelburg ? Il semble qu’il y ait chez Krüger quelque chose de plus fanatique… 

Ces quatre hommes font partie de la même cohorte générationnelle, la « jeune génération du front » ; ils n’étaient que de jeunes adultes quand ils sont entrés en guerre : Krüger avait 20 ans, Jünger et Remarque 19 ans,  Beumelburg était un plus jeune encore. Ce fut leur première expérience. Erich Marie Remarque en a tiré le roman pacifiste et antimilitariste que l’on connaît, même s’il n’est pas exempt d’une certaine ambiguïté héroïsante. De ce point de vue, Krüger n’a rien à voir : il ressemble bien plus à un Jünger, qui estime que la guerre a représenté une « expérience intérieure », transformant de jeunes soldats en machine de la modernité, en « cochons de tranchées » endurcis et aguerris. Certaines lignes de Krüger sont ainsi très proches de celles que Jünger écrit dans Orages d’acier. Pour autant, la grande différence qu’il entretient avec ces trois hommes – Beumelburg compris – c’est qu’il vient d’une famille de soldat et qu’il sort d’une école militaire. C’est important : cela lui permet de donner du sens à sa guerre, de supporter les traumatismes. Paradoxalement, cela lui rend la défaite de 1918 encore plus insupportable.

 

Krüger est un soldat, un homme de guerre, et pourtant, il laisse derrière lui plus de mille pages de journal intime. C’est rare. »

 

En quoi le personnage que vous nous présentez est un héros ? 

Si Krüger représente quelque chose, c’est l’anti-héros absolu, le criminel, une figure qui, si on veut se situer dans un registre moral, est la personnification du mal. Sur le plan historique, ces catégories morales n’éclairent cependant pas énormément le parcours qui mène le jeune soldat au chef de la S.S. en Pologne. Krüger a certes été, durant la Première Guerre mondiale, un soldat courageux, patriote et loyal… comme des millions d’Allemands. Cela ne fait pas de lui un héros. Avec la défaite de 1918, il se radicalise, et entre au parti nazi en 1929. Son idéologie, ultra-nationaliste, obsidionale et antisémite, le conduit à adhérer totalement au projet de meurtre des Juifs et à la répression de la population polonaise. Il ne se contente pas d’obéir aux ordres d’Heinrich Himmler. Si on se situe donc du point de vue historique, il n’a donc absolument rien d’un héros : c’est un fanatique abject.

 

Mais néanmoins un héros au sens « romanesque » du terme, ou si vous préférez un personnage emblématique de son temps ? 

Aurais-je choisi d’effectuer cinq ans de recherches et d’écrire ce livre, si Krüger n’avait été qu’un fanatique borné et sans relief ? Pour combler le manque d’information, peut-être. Mais je crois que profondément, il y a quelque chose chez lui qui m’a interrogé : c’est un soldat, un homme de guerre, et pourtant, il laisse derrière lui plus de mille pages de journal intime. C’est rare. Il exprime une forme de sensibilité, qui se referme, peu à peu, pour devenir un fanatisme froid. En ce sens, oui, il est bien emblématique d’une transformation de l’Allemagne : sa radicalisation extrême, du fait de la Grande Guerre, de la défaite, des années misérables de Weimar et de l’endoctrinement de l’Allemagne nazie, débouche sur le plus grand génocide du siècle.

 

En réalité, et c’est mon argument, il n’y a de bourreau que contextuel : il faut comprendre les traumatismes qui ont sculpté des processus de radicalisation, une vision du monde fanatique, et permis ainsi le passage à l’acte. »

 

Quelle part de Krüger le définit le mieux, son fanatisme idéologique ou le fait qu’il soit le résultat d’une éducation et d’un moment particulier de l’histoire ? 

Je pense que ces deux éléments sont liés : c’est parce qu’il est le résultat d’une éducation et d’un moment particulier de l’histoire qu’il devient fanatique. La défaite de 1918, après quatre ans de guerre, l’a profondément traumatisé. À partir de ce constat, il y a deux erreurs à ne pas commettre : la première est de considérer que le parcours de Krüger est totalement exceptionnel. Il a certes occupé des fonctions essentielles dans l’appareil d’État nazi. Mais des hommes comme lui, qui sont entrés très jeunes dans la Première Guerre mondiale, et n’ont jamais réussi à « démobiliser », ni à accepter le traité de Versailles, après tous les sacrifices qu’ils avaient consentis, il y en a eu des milliers, Hitler le premier. Ils composèrent une grande partie du NSDAP. La deuxième erreur, inverse, consisterait à dire que Krüger est représentatif de toute l’Allemagne. Ce n’est pas vrai. Toute une « autre Allemagne » a accepté le traité de Versailles, rejeté la guerre par pacifisme et lutté contre Hitler. Malheureusement, c’est l’Allemagne de Krüger qui l’a emporté sur ces voix que les nazis ont ensuite essayé de gommer de l’histoire.

 

Vous commencez votre étude par une mise au point salutaire sur les différentes périodes de l’historiographie du IIIe Reich. Vous précisez notamment que traiter de « monstre » ou de « diable » est une façon commode, mais fausse, d’exclure du champ humain tel ou tel acteur de régime nazi. Comment définiriez-vous votre propre approche au regarde de cet héritage nombreux en matière d’études sur ce sujet ? 

Mon approche est pleinement et entièrement historienne et contextuelle. J’ai la plus grande fascination pour la sociologie, l’anthropologie et la psychologie, des sciences sociales que je fréquente sans en être spécialiste. L’utilisation que fait Christopher Browning de la psychologie des acteurs est fascinante. Ceci dit, toutes ces démarches ont tendance à enfermer les bourreaux dans des idéaux-types : soit ils sont totalement déviants, soit tout le monde serait susceptible de commettre le même genre d’action qu’eux. En réalité, et c’est mon argument, il n’y a de bourreau que contextuel : il faut comprendre les traumatismes qui ont sculpté des processus de radicalisation, une vision du monde fanatique, et permis ainsi le passage à l’acte. C’est une perspective générationnelle. Krüger est typique de cette bourgeoisie protestante allemande, percutée de plein fouet par la période 1914-1945. Il ne s’est jamais remis de sa guerre 1914-1918 et a continué à penser l’entre-deux-guerres à travers ce filtre.

 

Propos recueillis par Loïc Di Stefano

 

Nicolas Patin, Krüger, un bourreau ordinaire, Fayard, septembre 2017, 308 pages, cahier photographique, 23 euros

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