« La Clé de l’abîme », sur les pas du Maître de Providence

La Clé de l'abîmeDès que l’on évoque José Carlos Somoza, un constat s’impose : il est très difficile de classer l’auteur dans un registre bien défini. Polar, anticipation, fantastique, savamment mélangés, constituent le fond d’œuvres souvent déroutantes, jamais ennuyeuses, toujours passionnantes. De la physique quantique malmenée dans La Théorie des Cordes, en passant par le le polar antique mâtiné de mise en abyme de l’acte de lecture dans La Caverne des Idées ou la sanglante parabole sur l’écriture narrée dans La Dame Numéro 13, l’auteur surprend, jaillit là où l’on ne l’attend pas et prend un plaisir de sale gosse à prendre nos attentes de lecteurs à revers. Et c’est bien : le confort en littérature est chose détestable.

 

Un brillant texte de SF post-apocalyptique

Imaginez donc un monde dont le texte fondateur ne serait plus un des grands Livres monothéistes, mais un ouvrage intitulé La Sainte Bible de l’Amour et de l’Art.
Un monde d’après la fin du monde, dont toute la fondation spirituelle s’appuierait sur les écrits d’un des plus grands auteurs du XXe Siècle. Lequel ? Nos lecteurs anglophones auront tôt fait de comprendre que derrière « l’amour de l’art » se cache – mal – un certain Reclus de Providence…

Roman d’aventures peut-être inspiré de Verne ou Stevenson, texte initiatique qui va durement déconstruire son principal protagoniste, et brillant texte de SF post-apocalyptique parsemé de références plus ou moins obscures à ce cher Howard Phillips, La Clé de l’Abîme peut s’avérer être une lecture ardue pour le novice, un tel roman ne se donnant pas facilement au lecteur. Il y a des livres qui se méritent, celui-ci en fait partie.

Aussi faut-il accepter de s’immerger dans ce monde à la fois étranger et familier, subir la foi aveugle et absurde des personnages, la naïveté et la pusillanimité irritantes du héros Daniel Keane, l’apparent non-sens de cet univers suivant des règles absurdes et attendre avec impatience que l’auteur lâche sa petite bombe, certes attendue, à la toute dernière ligne du roman.

 

Des défauts qui n’en sont presque pas

Nonobstant toutes ces qualités, ce livre souffre pourtant de quelques défauts. En particulier sa longueur. L’histoire aurait gagné à être plus rondement menée si l’auteur avait pu ou su faire l’économie de quelques passages descriptifs -magnifiquement écrits, certes- mais qui ont eu l’art de provoquer chez votre serviteur deux réactions au moins.

La première fut de nature presque positive. Puisque hélas je suis sujet à l’insomnie, certaines pages ont réussit à provoquer une sorte de somnolence post-dinatoire, généralement bienvenue (qui n’a pas eu envie de piquer du nez après un rôti dominical savamment accompagné de jus de raisins idoines, je vous le demande), mais qui, en l’espèce gâche un rien un roman dont le rythme est par ailleurs assez enlevé. Autant pour le suspense, tant mieux pour mon temps de sommeil.

Ma seconde réserve tient à la fameuse « bombe » que j’évoquais plus haut, à savoir la révélation finale du livre. Que ce soit clair, elle ne surprendra aucun lecteur de Lovecraft, tant on voit venir la chute de loin. A la réflexion, est-ce vraiment un défaut ? D’un côté oui, parce que la surprise tombe fatalement à plat pour celles et ceux qui auront su décrypter les indices laissés de-ci de-là tout au long de l’ouvrage. Cependant, je ne peux m’empêcher de penser que l’expectative participe du plaisir que l’on a à lire cette aventure, tant la jubilation est forte à décoder les petites fourberies semées par l’auteur tout au long du roman.

 

S’il n’est pas le meilleur livre de Somoza, La Clé de l’Abîme n’en reste pas moins un superbe hommage au Maître de Providence tant on devine le plaisir qu’a eu le romancier à distiller avec amour (de l’art ?) références, indices et clins d’yeux, créant de fait une sympathique complicité avec le lecteur averti (qui en vaut deux, à la plus grande joie de l’éditeur).

 

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Eric Delzard

 

José Carlos Somoza, La Clé de l’Abime, traduit de l’espagnol par Marianne Millon, Actes sud, “Babel”, octobre 2011, 560 pages, 10,70 euros

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