Anna Funder, L’Invisible Madame Orwell
Quasiment absente des biographies de son George Orwell, Eilen O’Shanghnessy a été sa première épouse. Mais pourquoi a-t-elle disparu ? C’est la recherche que mène Anna Funder dans son brillant roman, L’Invisible Madame Orwell.
une femme disparaît
À partir de six lettres retrouvées, Anna Funder se forge assez vite une image d’Eilen O’Shanghnessy, où l’intelligence, la sensibilité et l’humour dominent. Cette poétesse d’avant-garde est un esprit brillant, et c’est aussi par cette qualité qu’elle a su se lier à Eric Arthur Blair, qui deviendra George Orwell (1903-1950), l’immense auteur de 1984 et de La Ferme des animaux. La rencontre a lieu en 1945, le mariage en 1946, et puis plus rien. Elle disparaît comme femme d’esprit (diplômé en psychologie, érudite, etc.) pour devenir femme d’intérieur et s’efface. Pourtant elle n’a pas rencontré le idéal : coureur de jupons et habitué des maisons closes, tuberculeux et stérile, homophobe… et devant l’œuvre à venir de son mari. Les admirateurs de George Orwell vont découvrir un homme qui, dans son intimité, est le triste témoin d’une époque qui écrase la femme dans des tâches ménagères sans considération pour son propre talent, comme si l’amour et la réciprocité intellectuelle était impossible.
Ils ont pourtant vécu beaucoup de choses ensemble, comme la destruction de leur appartement par un bombardement nazi sur Londres et leur présence commune sur le front de la Guerre d’Espagne. Alors la question se pose : quel intérêt à faire disparaître cette femme ? Et qui est à la manœuvre ?
Le procès d’une époque
Ce qu’Anna Funder dénonce, c’est toute une société. Le récit est aussi une reconstitution d’un monde dont le talent féminin est exclu. Si la première moitié du XXe siècle n’est pas la grande époque élisabéthaine, où les rôles de femme au théâtre étaient joués par des hommes, l’époque n’est pas à la libération des femmes. Et qu’il ‘agisse d’une poétesse reconnue n’y change rien, sitôt qu’elle est devenue Madame Orwell, elle a perdu sa liberté individuelle, son statut d’artiste, pour devenir l’épouse suffisamment bonne. Et c’est même son apport dans l’œuvre même d’Orwell qui a été minimisé, à des fins d’édification de sa seule gloire personnelle, mais dans une injustice bouleversante.
Illustré de documents de première main et des rares lettres connues d’Eilen O’Shanghness, L’Invisible Madame Orwell est un grand roman féministe qui mélange biographie et fiction, des réflexions dignes d’un essai.
S’il n’est pas le premier ouvrage consacré à Eilen O’Shanghnessy (1), L’Invisible Madame Orwell est une enquête passionnante et qui rend vie à cette femme qu’on a délibérément effacée. George Orwell avait-il a craindre que ses lecteurs sachent la part d’elle qu’il y avait dans son œuvre ? Mais elle-même, par convenance, par tradition et culture, s’est laissée effacer aussi, comme c’est encore aujourd’hui, tristement et tragiquement, le cas de nombreuses femmes de talent. On aurait apprécié que puisse s’appliquer à Eilen O’Shanghnessy aussi bien qu’à Marie Curie cette anecdote : à un journaliste qui lui demande « Quel effet cela fait-il d’être marié à un grand savant ? », elle répond : « Vous n’avez qu’à demander à mon mari. »
Le constat est d’autant plus douloureux quand il s’agit d’un homme d’esprit, qui a su détecter les dictatures à venir (1984), dénoncer celle du communisme (La Ferme des animaux) et se battre pour la liberté les armes à la main (contre Franco). Si clairvoyant au dehors et si borné en dedans…
Loïc Di Stefano
Anna Funder, L’Invisible Madame Orwell, traduit de l’anglais (Australie) par Carine Chichereau, Éditions Héloïse d’Ormesson, septembre 2024, 492 pages, 23 euros
(1) Citons Eileen: The Making of Orwell de Sylvia Topp (2020)