Wajdi Mouawad, Mère, pièce autobiographique

Directeur de la Colline, comédien et metteur en scène, Wajdi Mouawad dont la tétralogie Le Sang des promesses fut récompensée de nombreuses fois, nous propose ici un nouvel opus : Mère, une pièce quasi autobiographique, multisensorielle et touchante. Son œuvre dramaturgique est toujours colorée de nombreuses cultures, dont celle de son pays natal, le Liban. Cette édition, illustrée par l’auteur lui-même, est le troisième volet du cycle Domestique, précédé de Seuls et Soeurs, et qui sera suivi de Pères et Frères.

Ici, dans les mémoires qui s’entrecroisent et qui ne sont jamais les mêmes, c’est la voix de la mère que l’on entend. Exilée de son pays natal en guerre, impatiente et inquiète, elle est polyphonie dans son désespoir et sa sémantique : « Parce qu’on n’a qu’une seule mère. Pourtant derrière ce singulier se cache un pluriel. Tous les Libanais ont deux mères. La seconde, qui les a mis au monde autant que leur propre mère, est la guerre. »

« Mère est donc une terre où j’ai pu enfin poser les pieds. »

Car il s’agit bien d’une fiction autobiographique. Celle de Wajdi, 10 ans, le petit dernier qui « essaie de reconstituer les fragments de sa mémoire à travers cet épisode maintenant lointain » entre exil et Histoire.  L’exil est celui d’une famille libanaise, la mère et ses trois enfants, expatriés à Paris dans l’attente d’un retour au calme à Beyrouth, en pleine guerre civile dont ils ne se doutent pas qu’elle durera dix-neuf ans. Le père est resté là-bas pour subvenir aux besoins des siens. Cinq années de séjour en France interrompues par un déménagement au Canada faute de visa. Cinq années entre parenthèses, jalonnées d’appels téléphoniques, seul moyen de communiquer avec le pays. Nous assistons dans la cuisine familiale, aux inquiétudes transformées en colères de la mère, éclats qui retombent invariablement sur les enfants et… sur Christine Ockrent, la journaliste toujours porteuse de mauvaises nouvelles, qui jouera son propre rôle à la création de la pièce au théâtre de la Colline en 2021. Témoins de la préparation des repas, sur fond de standards kitschs de variété française et d’informations quotidiennes diffusées à la télévision, tous les sens du lecteur sont en éveil. D’autant plus que dans cette nouvelle édition, les recettes de cuisine et les illustrations enfantines de Wajdi Mouawad lui-même, viennent ponctuer de couleurs pétillantes l’effusion des sens. 

« 30 années de théâtre pour arriver enfin à créer son prénom dans sa propre langue. » 

Dès le début de la pièce, l’auteur donne le ton : le libanais étant intraduisible, il va jouer avec les deux langues pour créer son propre « sabir » surprenant : délicieuses répliques de la mère, inquiète et impatiente, mêlant expressions populaires en arabe et insultes en français. On s’habitue très vite au langage singulier des dialogues rapides qui nous invitent souvent à relire les répliques à voix haute pour en goûter la saveur. 

Le verbe aller

Wajdi enfant entre. A la radio Michel fugain chante Une belle histoire. 

WAJDI ENFANT: Maman, j’ai fini…

MÈRE: Fais-moi entendre, ya to’borné.

WAJDI ENFANT: Rédaction préparée. Sujet: la maison de mes rêves. 

MÈRE: Un instant. Comment tu as écrit maison ? 

WAJDI ENFANT: M.é.z.o.n.

MÈRE: S’pèce d’âne, pas z. M.é.s.o.n. Continue.

WAJDI ENFANT: Ma maison de mes rêves, c’est ma vraie maison. Elle est dans le Liban. 

MÈRE: Elle est dans le Liban? D’où est-ce que tu me l‘as sorti dans le Liban ? 

WAJDI ENFANT: Beyté bé Libnân…

MÈRE: Bé Libnân en arabe mais là c’est du français. Comment on dit en français ? Comment on dit ? Ma maison au Liban. Corrige. Après. 

Mère est un opus réjouissant, sensible et vif qui nous démontre une fois de plus le grand talent et la sémillante créativité de Wajdi Mouawad.

Nathalie Hanin

Wajdi Mouawad, Mère, Actes sud Papier, août 2023, 88 pages, 19 euros

illustration de couverture © Tuong-Vi Nguyen pour Bonlieu Scène nationale Annecy

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