Keith Jarrett, la biographie du virtuose

La musique est à son apogée quand elle vous entraîne à un niveau plus profond que la musique elle-même et vous force à vivre dans ses espaces aussi bien que dans ses note. (Keith Jarrett, notice de l’album Eyes of the heart, 1979)

Combien de légende vivante le jazz contemporain compte-t-il ? En dehors des fans, peu de musique sont reconnues dans le monde entier. Il faut pourtant quelques notes de piano pour reconnaître le céleste Koln Concert, joué dans de mauvaises conditions le 24 janvier 1975 au soir. Le pianiste surdoué, à l’oreille absolue, qui suit le chemin ouvert par Bill Evans et Dave Brubeck — créer un jazz lyrique sous l’influence des grands compositeurs classiques —, c’est Keith Jarrett. Nul ne sait comme lui occuper tout l’espace sonore permis par le piano. Main gauche, un ostinato soutenu par une ligne rythmique. Main droite, un renforcement de cette ligne et une mélodie, voire deux, à la manière de Bach. Il n’y a pas eu de musicien aussi complet et marquant depuis…

Auteur de biographies consacrées à Oscar Peterson, Charlie Parker et Benny Goodman, c’est en jazzophile averti que Jean-Pierre Jackson s’attaque à la légende vivante du jazz.

Naissance du génie

Né en 1945, Keith Jarrett a l’oreille absolue, sait lire et écrire avant d’entrer à l’école, mais ne délaisse pas pour autant les loisirs de son âge. Multi-instrumentiste, il commence par la batterie (qu’il ne cessera de jouer), mais s’adonnera toute sa vie à bien d’autres instruments (flûte, saxophone, guitare, etc.). Quelques professeurs de sa petite ville vont le guider, mais c’est seul qu’il deviendra digne d’entrer à la prestigieuse Berklee de Boston. N’y trouvant pas ce qu’il y attendait, et s’y ennuyant, il en est renvoyé. Qu’importe, ses propres compositions harmoniques plaisent plus à ses condisciples que les rugueux et trop classiques enseignements.

Dès lors commence une période de misère. A présent marié, il court le cachet mais sans renier ses exigences. La musique est sa seule vie, il exige qu’on la respecte. La musique est toute sa vie.

le trio standard : Jack DeJohnette (batterie), Keith Jarrett, Gary Peacock (basse)

Le temps des rencontres

Même s’il a connu la renommée internationale en jouant beaucoup seul, Keith Jarrett est d’abord un musicien de groupe. Et c’est comme accompagnateur qu’il va devenir lui-même. La période n’est pas propice au jazz, seul le rock a la faveur des médias et les clubs sont réservés aux adhérents du syndicat… Même s’il est de on temps — il reconnaît être fan des Beatles —, c’est au jazz qu’il se consacre. Les temps sont durs !

Mais c’est une suite de rencontres qui vont lui permettre d’atteindre à la célébrité. Donc à la liberté d’exercer son art comme il le souhaite. C’est d’abord Don Jakobi. Puis Art Blackey, l’immense batteur des Jazz Messengers avec lequel il entrera en conflit sur le rôle de la rythmique. L’extravagant Charles Loyds, qui deviendra gourou et oubliera de payer ses musiciens… Ces années de tournée le formeront, même si elles ne sont pas toujours satisfaisantes. Puis Miles Davis vint !

Miles, c’est la star. Et jouer avec lui, dans son groupe légendaire (Chick Corea, Wayne Shorter, Dave Holland et Tony Williams), même comme second clavier, a la possibilité de le faire changer de statut. Il quittera le groupe en 1971, déçu d’une orientation trop funk et électronique et de la guerre des égos. Le temps est maintenant venu pour lui de jouer sa propre musique. Cinq album naîtront pendant cette période, mais le succès n’est toujours pas au rendez-vous.

L’art de jouer seul

C’est la rencontre décisive avec le jeune producteur Manfred Eicher, dont le label ECM vient de se créer (1969), qui va permettre à Keith Jarrett d’atteindre le plein rayonnement de son art. Car il lui propose un enregistrement en piano solo. Ainsi naît le somptueux album Facing you. Grand prix du Festival de Montreux, très bien accueilli par la critique, c’est un album essentiel dans son histoire mais aussi dans l’histoire du piano.

La liberté offerte par la reconnaissance est immense. Il poursuit avec ECM et signe chez Impulse, autre label mythique. Ainsi il aura une vie de musicien partagé entre les oeuvres en groupe et les œuvres solo. Les tournées américaines et les tournées européennes. Sans oublier le Japon, dont il n’aura de cesse de vanter les qualités techniques et musicales. Cette liberté fondamentale lui fait se dévoiler comme compositeur de musique contemporaine non-jazz. Et si l’album In the light est mal reçu, il ouvre à une nouvelle facette Keith Jarrett : la musique classique.

Son énergie sa superbe maîtrise du clavier, son imagination musicale toujours vive, sa remarquable faculté d’ornementation, son aptitude à enchaîner à partir de chaque cellule musicale les rasés et incantations qui les sous-tendent ne laissent jamais vagabonder l’auditeur, tout à tout fasciné et complice, en empathie avec la mise en forme sur scène de l’évidence de soi à un moment donné.

La passion d’Eicher pour son musicien créera cet autre moment fondamental dans l’histoire du piano, la première tournée de concerts solo improvisés, suivis de l’album Solo Concerts: Bremen / Lausanne, triple vinyle (1977). C’est un immense succès, et de nombreux autres enregistrements suivront dont le sommet artistique du Sun Bear Concerts (1978).

L’ère Garbarek

Continuant de performer avec son quarttet américain (avec Dewey Redman, Paul Motian et Charlie Haden), Keith Jarrett rencontre grâce à Manfred Eicher le talentueux saxophoniste norvégien. Une évidence musicale va relier les deux hommes et produire des albums à la créativité inégalée. Après le sublime Belonging (1974), qui vaut à Keith Jarrett le doublé pianiste de l’année / compositeur de l’année, suivront des albums toujours très riches et quasi purs : My Song (1978) ou encore Personnal Mountains (1979). Ce qui est extraordinaire, c’est la capacité de Keith Jarrett de changer de son, de créer une harmonie propre à chacune de ses formations. L’European Quartet, composé de Jan Garbarek, Palle Danielsson et Jon Christensen, est très différent des autres. L’American Quartet doit continuer de jouer, par contrat, et publie encore quatre albums pour Impulse. Mais son génie s’exprime dans l’explosion qu’est The Survivors’ Suite (1977), « l’une des œuvres majeures de Keith Jarrett ».

Suivront des concerts solo, des albums, des compositions plus classiques. La vie du musicien est d’être en train de jouer de la musique. Et malgré d’affreuses douleurs au dos, il multipliera les expériences, comme la musique pour orgue. « L’excellence musicale n’est plus le seul objectif : la musique doit témoigner d’une élévation, d’une ferveur ». Ainsi Keith Jarrett se lance-t-il dans une quête spirituelle, déjà présente dans son œuvre, avec des œuvres comme The Celestial Hawk (1980) ou Sacred Hymns (1980) où il interprète la musique du mystique Georges Ivanovitch Gurdjieff (1872-1949).

L’art du standard

Keith Jarrett retrouve le contrebassiste Gary Peacock sur son album Tales of another (1977). Les rejoint le batteur Jack DeJohnette. « La complicité est évidente, entre musiciens le “coup de foudre” est total ». A partir de 1983, s’ouvre une nouvelle ère pour l’histoire du jazz : le trio qui est ainsi constitué va révolutionner l’art de jouer des standards. Il y a une évidente parenté entre cette formation et le trio composé de Bill Evans, Scott Lafaro et Paul Motian, dont l’album Sunday at the village vangard (1961) est un monument.

Chaque moment, touché par une grâce où la musique règne en sublime maîtresse, affirme à la fois la grande subtilité des interprètes […] et la parfaite lisibilité de sa mise en œuvre, sa providentielle évidence.

L’évidence absolue ! Les deux albums Standards sont enregistrés en une seule journée (1983). Cette extraordinaire fusion des trois musiciens produira en 35 ans plus de 30 albums où les classiques sont magnifiés. plus personne ne jouera les standards de la même manière.

le corps lâche

Souffrant depuis longtemps du dos, les soucis de Keith Jarrett s’accentuent gravement en 1997. Il est alité. Une encéphalopathie myalgique (plus communément appelé Syndrome de Fatigue Chronique) lui est diagnostiquée. Plus de lien entre le cerveau et les mains. Plus de rapport à la musique… Il faudra attendre 1999 et le don sublime fait à sa femme, Melody at night with you, pour qu’il retrouve ses sensations. Cet album, fait de petits standards, montre le talent dans le minimalisme, la profondeur des silences. C’est une renaissance et un moment très beau. Après le Köln Concert, c’est le second jazz dont Schott publie la partition. Signe de son importance. 

Keith revient à la musique comme il l’a toujours fait, se laissant dévoré par elle. Les tournées en solo ou trio reprennent. Il retrouve aussi son vieux complice Charlie Haden pour un album simple et pourtant si magique, Jasmine (2007). La discographie se prolonge, des merveilles apparaissent avec toujours la même étrange magie : rien n’est jamais redondant !

Keith Jarrett, un musicien classique 

Il restait un genre musical lié à son parcours dans lequel il ne s’était pas lui-même illustré. C’est tout naturellement que ce pianiste virtuose et si inspiré rendra hommages à la musique classique. Celle qui, à l’instar de Paul Bley ou de Bill Evans, a nourri son jazz. Et tant pis si une partie de la critique a refusé d’admettre qu’il pouvait être légitime à enregistrer Shostakovitch, Bach, Mozart, Pärt, Barber, Bartok… Le classique contemporain, au moins depuis Stravinsky et Milhaud, a intégré le jazz. Pourquoi l’inverse ne serait-il pas vrai ? Un grand concertiste comme Samson François était passionné de jazz et faisait des boeufs ! Alors on reproche à Keith Jarrett le choix des instruments, la tonalité trop mécanique, son passé de jazzman…

Sur ce point particulier, des relations entre le jazz et la musique classique, Jean-Pierre Jackson sort du cadre strict de la biographie pour proposer une petite étude vraiment passionnante. L’important est de comparer un jeu, une interprétation, et pas un passif de musicien. S’il n’est pas Glen Gould, auquel il voue une admiration sans limit, Keith Jarrett est cependant un vrai grand pianiste classique.

La première biographie française

Le récit de Jean-Pierre Jackson est plus sobre que la première biographie, celle du musicien Ian Carr : Keith Jarrett: The Man and His Music. Mais si aucun éditeur n’a trouvé utile de la traduire, depuis 1992, ni celle, allemande, de Wolfgang Sandner (Keith Jarrett, Eine Biographie, 2015), au moins le lecteur français pourra découvrir l’immense musicien, dans cette collection référence. La surproduction de Keith Jarrett (au moins 130 albums…) empêche l’exhaustivité. Et les choix faits de s’attarder à tel ou tel album plutôt qu’à d’autres sont toujours justifiés avec beaucoup d’intelligence (même si Dark Intervals n’est pas détaillé, et pourtant !). Il y a aussi un vrai beau travail de mise en perspective de la musique et de la pensée, indissociable de cette œuvre, en citant Nietzsche ou Schopenhauer, toujours à propos. Louons cette entreprise qui fera peut-être découvrir à certain l’un des tous meilleurs musiciens de sa génération.

Quant aux fans — aviez-vous senti que j’en étais ? —, ils retrouveront avec plaisir le parcours hors norme du maître !

Compositeur original, pianiste exceptionnel, au cours de centaines de concerts, à travers des dizaines de disques, il a passé son temps à multiplier les innovations passionnée, à enchaîner les ex-voto les plus diversifiés afin d’interroger la musique. Nous auditeurs, nous le savons. elle lui a très souvent répondu.

Loïc Di Stefano

Jean-Pierre Jackson, Keith Jarrett, Actes sud, octobre 2019, 172 pages, 18 eur

The Cure, un exemple parfait de l’ostinato propre à Keith Jarrett, qui libère la main droite pour la mélodie et les improvisations.

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