Une enfant de l’amour d’Édith Olivier


Tout étonne en cet Enfant de l’amour d’Édith Olivier, le titre d’abord, pourri je vous l’accorde qui sonne comme une chanson de Fréhel, de Damia ou des Frères Jacques, pire un titre d’Enrico Macias, pourtant on ne lui en voudrait pas un autre.  

Cette « curiosité » n’a rien d’une romance à deux sous qui, du fond des années 30, traduite pour la première fois en langue française, s’en vient sûrement déranger la quiétude du lecteur. 

Ce roman sans doute est un conte sans cesser d’être un roman.  Un conte cruel ?  Une fable douce amère ? Un texte d’une féroce rosserie tout d’ironie serti. Peut-être la quintessence de la littérature de Dames anglaises, le texte augural de son anthologie future et idéale. 

Inclassable. Ce livre hapax est aussi le livre princeps d’un vieil auteur. Il parut en 1927, presque vingt ans après le premier Peter Pan de James Barrie dont il constitue peut-être le gémeau féminin. 

Agatha Bodenhall, contrairement à Mrs Darling, ne s’est jamais mariée, aussi n’a-t-elle jamais connu d’homme ni même éprouvé le moindre frisson de désir pour aucun fiancé. Imaginaire ou réel.  Demeurée, par la force des choses, à la Nursery, la trentenaire n’en sort, à la première page du livre, qu’après l’enterrement de sa mère.  

Sortir de la Nursery, c’est toujours s’en aller au Pays imaginaire, avec ou sans amour s’en aller sur la mer, celle du Mariage ou du Célibat, suivant le fleuve Amour ou le fleuve Solitude. 

Pour elle, le pays imaginaire s’était appelé et s’appellera pour jamais Clarrissa :  

Comme d’autres enfants uniques, Agatha, petite fille, s’était créé une compagne fictive qui partageait tout avec elle. Clarissa avait été réelle…

Et voilà qu’Agatha se souvint de Clarissa. Clarissa revint et avec elle la clarté et la lumière du monde. 

Ma recension devrait s’arrêter ici

Édith Olivier, descendante de Huguenots, fille d’un austère vicaire et vague parente du grand Laurence, saura mener ce canevas délicat à bon port dans une manière de chef-d’œuvre auquel on ne saurait désirer retrancher une virgule, un point, un mot, une ligne ou un paragraphe ni souhaiter en rajouter d’autres.  

Chacun lira cette fantaisie à sa guise et manière. Clarissa, selon moi, représente le « baiser », de toute éternité réservé par Mrs Darling à l’enfant imaginaire. Depuis Choix des élues, je n’avais pas lu d’ouvrage qui arpentât avec tant d’élégance et de rudesse le fichu Continent noir. Pour vous faire une vague idée des trésors que recèle ce bref récit, à Barrie et à Giraudoux, ajoutez le parfum interdit de l’Enfant de la Haute Mer non point morte mais jamais née dans l’écrin du conte de Cendrillon, dont il constitue aussi une sorte de réécriture : 

David tourna les talons, et c’est alors qu’il remarqua le soulier de Clarissa, oublié sur le banc. Il s’en saisit. C’était un petit soulier rouge, si menu qu’il eut peine à croire que quiconque d’autre qu’une fillette de dix ou douze ans ait jamais pu s’en chausser. / “Je lui rendrai quand je la reverrai”, se dit-il en le glissant dans sa poche.  

Le prosaïsme non dénué d’ironie cache mal la folie du livre et l’étendue de ses enjeux.  Sous une allure modeste et un gant de velours, établir d’une main de fer le procès-verbal, non pas d’une époque mais de la condition faite aux femmes dans le monde étriqué de la bourgeoisie et la douceur paradisiaque de la campagne anglaise. 

D’un miracle, on ne sait rien et ce livre constitue une sorte de miracle. Né, nous dit-on, aux frontières de l’aube et de la nuit, à cette heure où l’esprit confus encore ignore s’il raisonne déjà ou bien poursuit un rêve, ce conte composé en quelques semaines, trouble plus que je ne saurais dire. 

Il ne me reste qu’à vous souhaiter un merveilleux voyage au pays presque imaginaire, suivre l’enfant fée, légère comme plumes de Dames, celle de Jane Austen et celles des trois Brontë, comme magiciennes ou sorcières, à la rescousse des adolescentes à la poursuite de l’étoile du soir inexorablement, car nul jamais ne revient en arrière.  Olivier vous jettera de la poussière d’étoiles dérobée à Clochette mais aussi à Rosamund Lehmann, afin qu’à ses côtés, vous entrepreniez La ballade à la source, redeveniez Poussière,receviez votre Invitation à la valse et pour finir, succombiez aux Intempéries. 

On ne dira jamais assez qu’un bon livre est un palimpseste d’autres livres, d’autres textes, d’autres poèmes, d’autres mots, amenant avec eux une armée de fantômes pour faire de votre chambre un monde réconcilié, un monde où, libéré de l’espace et du temps, de la finitude même, résider et dialoguer en toutes langues et en toute liberté, en compagnie des Vivants et des Morts. 

Je crois bien n’avoir jamais été aussi ébranlée par un livre, non en raison du sujet, mais par sa tournure, sa manière et sa forme, sa matérialité. 

L’amie imaginaire revient, c’est toujours la première, l’enfant que vous rêviez d’être et que vos parents, par volonté ou imprudence, souci de bienséance ou sadisme, ont détruite.  Elle revient comme revient la Mélisande de Maeterlinck et elle a le visage de votre mort, puisque vous ne l’avez pas suivie. Au contraire, oubliée. Vous n’avez pas vécu, en obéissant aux ordres de l’enfant que vous fûtes, seulement, accepté lâchement un strapontin de spectatrice dans le rêve des autres. À l’heure de la vieillesse, aux portes du néant, l’enfant revient toujours réclamer son dû. 

Parfois ce retour se fait l’occasion d’un merveilleux happy end.  L’ennuyeuse rêveuse bourgeoise ou la mère de famille prosaïque se métamorphose comme lady Slane en vieille Dame indigne ou bien encore en merveilleuse grand-mère dans les romans d’Elizabeth Goudge mais rarement comme ici, ne revient sous la forme d’une enfant véritable qui grandit, prend ses aises jusques à s’incarner, dénudant publiquement le piteux état, où tant de renoncements et de privations, vous a réduite. 

Gardez vous des rêves d’enfants, ils finissent tous et toujours par se réaliser : pédophiles, vieilles nymphomanes, alcooliques déchues ou démentes chez Jane Rys, pas de vieillesse heureuse à qui a la vie a manqué. Certes tous les hommes ratent leur vie mais différemment, les femmes, en revanche, vivant une autre vie que la leur, souvent explosent  en vol.   

Refermant cette ode douce-amère à la gloire de l’imaginaire, le lecteur saisit l’offense faite aux femmes depuis la nuit des temps et la méthode particulière dont les femmes, particulièrement les romancières anglaises du XVIIe au XIXe siècle, d’Aphra Ben à Agatha Christie, ont usé.

 En filigrane, le lecteur découvre le plus vibrant et plus paisible hommage au vice impuni et à l’imagination qui se puisse, l’exacte description du plaisir que procure la lecture et l’écriture aux âmes solitaires. À lui seul, ce livre célèbre la revanche des femmes sur le terrible Flaubert, qui, moraliste français, n’avait saisi que l’écume : le ridicule sans voir le salut dans le vice.

En définitive, c’est l’auteur qui triomphe, détruisant son personnage comme amante en colère déchiquette les chemises de son bourreau, saccage la maison, supprime jusques aux traces du mensonge, en réduisant en cendres ses faux souvenirs heureux. De cet amas brûlant, l’écrivain fait surgir l’essentiel, la satisfaction d’avoir, dans l’obscurité et le silence, fait œuvre de création du temps où hommes et bêtes vivaient et parlaient. Du malheur ou de l’inconvénient d’être née femme allumer le brandon qui consumera l’Angleterre, l’Empire même, être la gloire qui demeurera après sa disparition. Le soleil s’est couché sur l’Empire sans éteindre les voix des romancières anglaises, qui jamais n’ont cessé de gémir, de bramer et d’hurler à contre vents.  Pas une colline, un domaine, un jardin jusques en Indes (Rumer Godden) et en Orient (Gertrud Bell)  où elles n’aient posé de monument. 

Lorsqu’elle regarda le visage absent d’Agatha, elle y lut un profond bonheur. 

Sortez vite, courrez acquérir ce livre afin que le Mercure de France traduise, fissa fissa, les douze ouvrages composés et publiés par Édith Olivier entre 1927 et 1948. 

Sarah Vajda

Édith Olivier, Une enfant de l’amour, traduit de l’anglais par Constance Lacroix et divinement postface d’Hermione Lee, Mercure de France, 144 pages, mars 2019, 15 eur  

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