La Tétralogie Noire : John Brunner, l’oracle de cauchemar
Il arrive un moment, quand on a l’ambition d’écrire chroniques et critiques, où l’on ne peut, hélas, échapper à l’irruption sournoise et inévitable des clichés et autres lieux communs. Comment, en effet, ne pas parler de visionnaire, d’augure lorsque l’on évoque John Brunner ? Écrivain autant alimentaire que tutoyant le génie (comme c’est le cas ici), l’auteur britannique a réussi à s’imposer comme une figure majeure de la new wave SF des années 60/70. A travers les quatre romans de prospective fiction judicieusement rassemblés par les éditions Mnémos sous le titre de Tétralogie Noire, c’est une sinistre peinture de notre présent que Brunner a commencé à brosser il y a près de 50 ans, tableau dantesque aux allures de pandémonium peint par Jérôme Bosch.
De Tous à Zanzibar, à Sur l’Onde de Choc et l’Orbite Déchiquetée, en passant par l’étouffant Troupeau Aveugle, c’est le XXIe siècle tel qu’il pourrait finir par s’imposer à nous que l’auteur nous propose de lire.
Dystopies en chaîne
Ne rêvez plus d’un futur radieux qui chante, chatoie et gazouille. Avec Brunner, c’est la froide et terrifiante lucidité de celui qui a compris le sens que prend le monde qui s’imposera à vous. Faisant fi des lectures et écritures faciles caressant le lecteur dans le sens du pelage, l’auteur choisit de nous précipiter sans ménagement dans le cauchemar programmé d’une science-fiction ténébreuse et prémonitoire, désespérément réaliste en somme.
Surpopulation, eugénisme, fins des libertés sont les tristes ressorts de Tous à Zanzibar, terrifiante plongée dans une société où les humains s’entassent dans une urbanisation frénétique, tentent de vivre dans un monde qui court à sa perte, vu à travers le regard, entre autres, de Norman et Gerald, les deux principaux protagonistes manipulés par des forces faisant peu de cas de leur individualité et de leur (in)capacité à régir leur destin.
Livre-monde par excellence, Tous à Zanzibar secoue et tétanise par l’implacable lucidité de son propos et l’ampleur d’un récit à l’ambition prophétique.
Irrespirable. C’est le premier mot que l’on évoque à l’éprouvante lecture du Troupeau Aveugle. Irrespirable car il s’agit ici du récit d’un monde qui suffoque dans des nuages de gaz toxiques, vacille sous les tonnes de déchets, brûle sous un soleil de napalm et se noie dans une Méditerranée devenue un gigantesque fosse septique à ciel ouvert.
Au même titre que le texte précédent, Brunner s’appuie sur une narration éclatée — explosée — pour nous faire assister, impuissants, à la fin du monde et aux ultimes soubresauts d’une humanité vouée à périr, dissoute sous les pluies acides et dont toute tentative d’échapper à l’inévitable sera vaine.
« Un monde raciste ». Tel pourrait être le sous-titre de l’Orbite Déchiquetée (prix British SF 1970).
Dans une Amérique morcelée et séparatiste, croulant sous le poids du lourd et mortifère acier des armes à feu, quelques individus tentent d’agir contre un chaos social sans précédent, cet odieux termite rongeant la matière d’une société en perdition.
Combat, qui contrairement aux précédents ouvrages, laisse place à une forme d’optimisme en mettant en scène des personnages en capacité d’infléchir — même peu — le cours des choses.
Finalement, plus roman de politique-fiction qu’un strict livre de SF, l’Orbite Déchiquetée ne peut aujourd’hui que faire écho à l’Amérique de Trump et ses basses turpitudes…
Ouvrage moins connu, mais tout aussi essentiel, Sur l’Onde de Choc (inspiré par Le Choc du futur [1970] du sociologue et futurologue Alvin Toffler) est un de ces rares romans qui évoque un sujet souvent sous-estimé par la science-fiction de l’époque : les IA et la puissance de l’informatique en général. S’il existe des exceptions comme le roman de D.F. Jones Colossus, le livre de Brunner se place deux coudées au-dessus.
D’abord par l’intuition d’une chose inimaginable -ou si peu- à l’époque : l’idée d’un réseau informatique global et l’évocation des dangers inhérents à une telle universalité.
Puis par la compréhension des inévitables conséquences : surveillance à outrance, paranoïa rampante, menaces sur la santé mentale de l’humanité elle-même, ou encore mise à mal des libertés de chacun. Sur l’Onde de Choc frappe, une fois encore, par la glaçante acuité de sa prédiction.
Écriture et kaléidoscopes en noir
Si Sur l’Onde choc reste un ouvrages écrit de manière relativement classique, il convient de se pencher plus avant sur les particularités de l’Orbite Déchiquetée, Tous à Zanzibar et du Troupeau aveugle.
Publicités, discours, titre de journaux, articles, panneaux d’affichage, chapitres ultra-courts et bien sûr narration, tous les recours de l’écriture sont convoqués pour nous précipiter sans douceur aucune dans l’horreur de ces apocalypses annoncées.
En faisant le choix de morceler son histoire — à l’instar d’un Dos Passos– John Brunner fabrique méthodiquement — implacablement — un kaléidoscope de péripéties entrecroisées, de personnages et de situations multiples propres à installer durablement l’idée de mondes en perdition.
Mitraillant sans pitié le lecteur, ces ouvrages obligent à la lucidité, à la réflexion et la prise de conscience en refusant de s’appuyer sur un ton moralisateur — facile, parfaitement idiot et inefficace — en faisant confiance à ce dernier, pariant sur la clarté de son esprit et son intelligence. Par les temps qui courent, un tel choix, même s’il vient d’un passé récent, n’est pas sans valeur…
Le futur, c’est déjà le passé
La force de ces livres tient, au final, en un constat simple à faire : tout était là, il y a cinquante ans.
Comme d’autres auteurs avec lui (comment ne pas penser à Norman Spinrad avec Jack Barron et l’Eternité ou Rock Machine) Brunner a observé le monde, distingué ses sombres trajectoires, et choisi d’en être à la fois le témoin et la pythie en nous disant que non, détourner le regard n’est pas une option pertinente et que, oui, la littérature dans ses plus grands moments — et plus particulièrement ici, la science-fiction — est un outil indispensable à la compréhension du monde, un drapeau rouge pénétrant, ingénieux et créatif.
Impossible donc de sortir de ces récits sans avoir une sensation d’étouffement, d’angoisse, sans sentir sa chair brûlée, marquée au fer rouge d’une clairvoyance aussi impitoyable que nécessaire.
Eric Delzard
John Brunner, La Tétralogie Noire, Mnémos Editions, novembre 2018, 1200 pages, 38 eur