La Vengeance du dragon noir : avis sur le sabre de la discorde
Tsai Jong-Zie assiste impuissant au massacre de sa famille, organisé par une association de cinq bandits notoires. Désormais adulte et fin sabreur, il décide de se venger. Mais l’intervention de l’Hirondelle et du mystérieux Dragon Noir pourraient bien infléchir son destin.
Pour un large public, le wu xia pian ou film de sabre chinois se cantonne à Tigre et Dragon ou à Tsui Hark, tout comme le western se résume (hélas) pour le plus grand nombre à Sergio Leone et à Quentin Tarantino. Mais à l’instar du genre qui fit la gloire de John Ford et d’Anthony Mann, le wu xia pian doit surtout ses lettres de noblesse à quelques légendes telles que Chang Che (La Rage du tigre) ou King Hu (Raining in the mountain), qui durant les années soixante et soixante-dix, on émerveillé les spectateurs locaux et enchanté la critique internationale.
Dans leur sillage, d’autres se sont essayés aux chorégraphies aériennes et aux joutes endiablées inhérentes à ce type de long-métrage, à commencer par le Taïwanais Joseph Kuo (Taïwan étant alors la terre bénie des films d’arts martiaux aux côtés de Hong-Kong, bien entendu). En se conformant aux préceptes énumérés par King Hu (au point de nommer une de ses héroïnes, l’Hirondelle), mais aussi par le chambara (pendant japonais du wu xia pian), le cinéaste allait accoucher d’un petit classique, à savoir La Vengeance du dragon noir.
Invisible pendant de nombreuses années sur le territoire hexagonal, ce long-métrage applique toutes les leçons enseignées dans L’Hirondelle d’or sur le fond et sur la forme. Il sera d’ailleurs produit à la suite d’un autre film célèbre de King Hu, Dragon Gate Inn et inclura une des actrices de ce dernier, Polly Ling-Feng. Le (re) découvrir aujourd’hui en Blu-Ray constitue une aubaine aussi bien pour les amoureux du genre que pour les non-initiés, avides d’en appréhender les subtilités.
Entre tradition et modernité
« Récompense la générosité, punis la félonie », tel est l’adage qui guide le protagoniste dans sa vendetta personnelle. À première vue, La Vengeance du dragon noir ne se distingue guère des séries B qui affleurent sur le continent asiatique à l’époque de sa sortie. Et on pouvait craindre le pire, notamment au niveau de l’écriture, au moment de visionner le long-métrage de Joseph Kuo. Néanmoins, le cinéaste s’affranchit des clichés et des règles en vigueur, dicté dans sa conduite par l’ombre de King Hu (comme il le confessait au cours d’un entretien inclus dans les bonus du Blu-Ray).
Si les combats endiablés sont encore de la partie, le réalisateur n’oublie pas l’aspect tragique de l’ensemble. Avant de s’engager sur la voie martiale, le metteur en scène avait tourné jusque là, uniquement des mélodrames et des films romantiques. Voilà pourquoi il ne néglige jamais l’impact psychologique de son récit et se plaît à quelques volte-face pour ne pas sombrer dans un manichéisme agaçant. Bien sûr, ses interprètes ne délivrent pas une prestation de haute volée, mais elle s’avère suffisamment fonctionnelle pour accorder un minimum de crédit à cette fable violente pour adultes.
Joseph Kuo rejoint King Hu dans une vaste entreprise, celle de se concentrer davantage sur ses personnages entre deux affrontements. Il annonce quelque part, dans la lignée de son maître à penser, les œuvres mythiques telles que Raining in the moutain ou La Rage du tigre. Dans La Vengeance du dragon noir, l’intérêt ne réside pas dans les soubresauts du scénario, mais bel et bien dans une dramaturgie certes simpliste, mais assez déroutante pour le genre au moment de sa sortie. La soif inextinguible de revanche de Tsai Jong-Zie ne pourra être étanchée, non pas par le sang, mais par la sagesse. Une facette dans la pure veine de la philosophie bouddhiste, si prisée par King Hu lui-même…
L’initiation par les armes
Cet aspect tient une place prépondérante au cœur du scénario et est masqué aussi bien par les bifurcations empruntées par le script (le wu xia apprécie souvent les histoires alambiquées) que par la traduction française du titre, bien éloignée de celui d’origine, à savoir Le meilleur des sabreurs (en anglais The Swordman of All Swordmen). Cependant, il ne s’agit pas d’une course vers la gloire pour Tsai Jong-Zie, mais bel et bien d’une initiation vers une forme de plénitude et de compassion, même si elle doit être obtenue au fil de l’épée.
Joseph Kuo profite des coups portés par les protagonistes pour leur enseigner le pardon et la rédemption. Si certains artifices prêtent à sourire, le cinéaste avance avec tellement d’humilité qu’on lui excuse sa maladresse, comme lors des quelques instants bucoliques partagés par le héros et l’Hirondelle, autour d’une partie de pêche qui semble se dérouler hors du temps. En revanche la conclusion, qui s’étire à raison, s’appuie sur des détails a priori antithétiques, mais qui consolident la réflexion et fait écho à des souvenirs que l’on peut déformer ou au contraire magnifier pour le meilleur.
Prouesses martiales
Mais avant cette chute en partie inattendue, Joseph Kuo aura prouvé ses qualités esthétiques en sublimant les morceaux de lutte épiques, lui qui n’avait jamais exercé dans les séquences d’action jusque là. La scène sur la plage, en plein crépuscule, témoigne non seulement de son sens de la chorégraphie, mais aussi de la poésie. Le supplice du héros se confond alors avec sa résolution d’en découdre, dans la pénombre naissante, avec une photographie au sommet. Par ailleurs, Joseph Kuo a très bien assimilé certaines techniques de King Hu, sa capacité à construire et à déconstruire l’espace, notamment dans les lieux clos telle l’auberge.
Surtout, il se plaît à découper lentement les gestes des protagonistes, avec minutie, à l’image des chambaras ; de fait, le film gagne en intensité et en mélancolie ce qu’il perd en nervosité. Le réalisateur démultiplie les clins d’œil comme ces échanges de regards appuyés entre les belligérants (en référence aux westerns spaghettis) ou en s’attardant sur l’adresse en partie intacte d’un sabreur aveugle dans la veine de Zatoichi (vous avez dit chambara ?). Chaque passe d’armes dégage une énergie folle en dépit d’une inertie apparente et souligne la maîtrise indéniable d’un marionnettiste qui tire habilement les ficelles.
Avec cette première incursion dans le genre, Joseph Kuo façonna un petit bijou malgré ses atours infantilisants peu séduisants. Le metteur en scène sème le doute dans les esprits de ses personnages et du spectateur pour mieux se retirer avec les honneurs, à l’aide d’une ultime pirouette saisissante.
François Verstraete
Film chinois de Joseph Kuo avec Peng Tien, Polly Ling-Feng, Nan Chiang. Durée 1h26. 1968. Disponible en Blu-Ray aux Éditions Carlotta