Le Consentement de Vanessa Springora, le moment Cioran

Du livre de Vanessa Springora, Le Consentement, copieusement spolié par toute la Journaille et les Smocks de Paris à Guéret, portant la renommée du Séraphin de Saint-Germain-des-Prés jusques aux tréfonds de la Creuse, je savais à l’avance bien des épisodes affligeants mais l’un d’eux — acmé ou apothéose du livre, au demeurant fort bon — me manquait.

Pages 139-142. La visite de l’adolescente en déroute chez le sage Monsieur Émile, philosophe roumain en vogue ces années là, et à ma grande surprise toujours dans le top 10 des adolescents. J’ai nommé Maître Cioran. 

J’avoue en avoir presque lâché le livre de stupeur. Je le savais habile homme et non point philosophe, à moins qu’avoir brodé, une vie durant, sur « l’existence comme protestation contre la vérité », entonné une variation, suite, pavane, chacone ou passacaille, du thème heideggérien de « l’être pour la mort » ne fasse de lui un cerveau puissant. Il eut certes un fort talent de plume et sut avec brio ciseler ses apophtegmes à usage de ces adolescents attardés dont les sphères artistiques regorgent – auteurs et éditeurs, cinéastes et producteurs, célibataires ou fiancés des arts –, internés volontaires d’une sorte d’empyrée où chacun se persuade pouvoir retenir le vol nécessaire du temps. Le succès en effet, de chacun aujourd’hui fait une sorte de Surhomme ou Super-héros, susceptible de traverser les époques comme d’autres, les murs. Cioran ne croyait pas entièrement à ses fariboles mais cynique, s’amusait follement de voir tant de jeunes gens à son piège. L’homme de lettres est un séducteur comme les autres.  

L’œuvre de Cioran ne m’a jamais été familière et je me souviens avoir en mes vertes années subi maintes soirées où des « amis » — particulièrement des jeunes garçons vêtus de noir — prenaient des mines d’intelligents, ânonnant avec une jubilation mauvaise ce sombre catéchisme qui, chez les personnes bien nées disparaît avec l’adolescence. Après tout, même Jean Anouilh avait renoncé aux pièces noires, fini par épouser le parti de la vie, accepté en grinçant les joies « parfaitement contre-révolutionnaires », que procurent un sourire d’enfant, l’étreinte d’une femme et le spectacle des jolies choses. 

Pas Cioran

Je le savais antisémite, le genre à faire du juif « un homme d’une nature fondamentalement différente de celle des autres hommes ». Mais je savais aussi qu’il avait supplié Paulhan de l’aider à faire libérer l’immense Benjamin Fondane, que Fondane s’était refusé à abandonner sa sœur à Drancy et que ni le frère ni la sœur n’étaient revenus et que Cioran en avait été dévasté. Je savais encore qu’il avait accepté en 1949 le prix Rivarol, flirté avec le PPF de Doriot et la Garde de fer roumaine mais Cioran m’était jusqu’ici parfaitement indifférent, quand je découvris, pas plus tard qu’hier, l’abjection ordinaire du personnage.

Emil Cioran (1911-1995)

Ici nulle pose 

Cioran est seul à la maison en compagnie de sa compagne Simone Boué la bien nommée. Aucun lecteur, aucun autre témoin, quand l’adolescente, épuisée d’une love affair qu’elle sait désormais n’être qu’une liaison sérielle pourrie jusqu’à la moelle, vient frapper à la porte du Sage. Vanessa a quinze ans, qui se découvre non pas amoureuse mais abusée non pas compagne, victime seulement. Elle a lu le récit des prouesses de son médiocre amant au lit des gamins de Manille, se sait encore la risée du lycée où elle ne va plus guère. Chacun sait son histoire et chacun déjà a surpris son barbon embrasser à pleine bouche d’autres adolescentes sur le boulevard Saint-Michel à moins que ce ne fut dans les allées du Luxembourg. À cet instant où elle se sait souillée, où humiliée, elle se devine détruite, une adolescente, aux parents doublement déficients, vient demander conseil à un homme en âge d’être grand-père. Et voilà qu’à cette enfant perdue, le vieillard philosophe débite un bien étrange couplet sur le thème rebattu des devoirs de la compagne du Grand homme : 

V., me coupe-t-il d’un ton grave, G. est un artiste, un très grand écrivain, le monde s’en rendra compte un jour. Ou peut-être pas, qui sait ? Vous l’aimez, vous devez accepter sa personnalité. G. ne changera jamais. C’est un immense honneur qu’il vous a fait en vous choisissant. Votre rôle est de l’accompagner sur le chemin de la création […] Sacrificiel et oblatif voilà le type d’amour qu’une femme d’artiste doit à celui qu’elle aime. 

Mazette !  Peuchère, voilà qui est parler en homme ! 

Mânes de Picasso et de tous les machos, réjouissez vous, vous l’avez votre champion. Et Cioran hardiment de pérorer Tolstoï, et d’entonner allegro vivace tous les fâcheux boniments attachés à l’âme slave ! 

« Moi, j’aime mieux Ma mie au gué » et l’interdiction formelle certes faite par nos rabbins lors de la cérémonie de mariage de ne jamais faire pleurer son épouse !  Il ne s’agit sans conteste que d’un horizon d’attente mais tout de même… 

Simone Bouée et Emil Cioran

Accompagner, servir le grand homme. Seule l’œuvre… et quelle œuvre ! Morbleu ! Satanée abnégation slave, qui fait durcir les pantalons de toutes ces beaux Messieurs, en quête d’une éternelle servante ! Que j’aime Nabokov, qui de Dostoïevski, osa écrire qu’il ne valait guère mieux qu’un Eugène Sue :  un auteur médiocre perdu dans des steppes de platitudes littéraires et parmi ces platitudes justement, ces mélodrames, qui murmurent à l’oreille des falots phallos des histoires de filles soumises, humiliées et sauvées, offrant aux plus misérables d’entre eux l’illusion d’être des Super-héros.

Romans de boniche à inflexions métaphysiques ! Vertiges de la prétendue âme slave à usage des gogos, qui longtemps servirentde justification commode à leur parfait amoralisme, que vos effluves sembleront méphitiques aux éternels lecteurs de Sapho, d’Aphra Behn et de Madame Rolland ! 

Cioran, fils d’un prêtre orthodoxe et G., auteur d’un Archimandrite ou l’éloge paradoxal d’un confus christianisme-tendance Épicure mal compris, en possédaient la rhétorique, qui la mirent au service de ces demi-habiles, fabriqués en série par les tenants de la juste destruction d’un monde déchu. Si au lieu de s’enivrer des vapeurs d’encens et des effluves d’absinthe nihiliste, les jeunes gens s’étaient abreuvés à la source vive de la brève conférence, proférée à Cambridge en l’an de disgrâce 1941 par Léo Strauss, la face du monde peut-être en eut été changée. 

Mais l’homme ordinaire toujours préfère se complaire, Bardamu au bout de la nuit, dans le désespoir absolu, noir c’est noir il n’y a plus d’espoir, au patient exercice de marcher au bras d’Erèbe, une lanterne à la main, dans ce vaste chantier toujours en construction, éternellement menacé, qui a nom civilisation. 

Dieu sait que je suis féministe tendance Montherlant et que je ne vois aucune misogynie dans Les Jeunes filles, au contraire un précis à leur usage : l’injonction de ne jamais devenir cette pauvre chose que les mères veulent faire de vous et que je dois à ma critique de Simone de Beauvoir des déboires universitaires mais il y a là, dans cette scène, de quoi vous retourner les sens. 

L’homme et la femme se partagent le poids du monde dans un respect mutuel, chacun où la biologie-destin l’a placé et chacun en chemin vers son émancipation. Quoi d’autre ? Le minimum. Être femme ou homme ne donne aucun droit à quiconque sur l’autre et dans l’intersubjectivité, l’un et l’autre s’affrontent en courtoisie et en séduction, sans jamais franchir la limite où le penchant se meut en emprise : en malédiction. 

Pour Cioran, dont l’épouse Simone Boué, agrégée d’anglais, a gagné toute sa vie le pain du ménage, sans s’abstenir davantage de l’intendance, l’assujettissement allait de soi : 

Je n’en crois pas mes oreilles. C’est lui le philosophe, le sage, qui profère ces paroles, lui, l’autorité suprême qui demande à une fille d’à peine quinze ans de mettre sa vie entre parenthèses au service d’un vieux pervers, de la boucler, une fois pour toutes. La vision des petits doigts potelés de la femme de Cioran sur la théière m’absorbe toute entière et retient le flot d’injures qui me brûlent les lèvres 

et calcinent le cœur du lecteur  

Le plus grand intérêt de ce précis de décomposition d’un mythe – celui de l’abuseur, non plus de Séville mais de Saint-Germain – tient aussi aux figures annexes. Maître G. et ses complices infâmes. Père, mère, médecin, jusques aux policiers fainéants, tous unis dans dans l’abstention, donnèrent la main.  Sans être lacanien, il faut bien convenir que tous firent néant, nada, rien ! Avec une lucidité remarquable, Vanessa Springora dénoue les fils de sa petite enfance jusqu’à l’entrée en scène du prédateur. Il lui suffira d’un sourire pour capturer la proie, pour ses plaisirs, préparée de haute antiquité. Un père jaloux qui brise les meubles, insulte son épouse avant de disparaître sans payer la pension, la remplace avantageusement par une poupée gonflable, qu’il laisse traîner dans le bureau où il convie encore sa fille à dormir, et qui ensuite, les rares fois où il l’invite à dîner au restaurant, l’y oublie et l’abandonne à la pitié des serveurs et des maîtres d’hôtel. Une mère esseulée qui se laisse aller, se console à l’alcool et se réjouit que sa fille ait pêché dans les eaux de la Renommée. Une mère, que n’inquiète guère le fait que sa fille découche à 14 ans, lui permettant de s’ébattre en compagnie de galants, chose dont elle ne privait guère en vacances dans une chambre partagée avec sa elle. Vanessa était à point. Trop mûre au collège, se sentant laide comme toutes les adolescentes, comment eût-elle pu résister aux mots d’un beau parleur ? Comme l’avoue Joyce Maynard, victime d’un bien autre abuseur 

Je suis tombée amoureuse de la voix qui émanait de ses lettres.  

Dîtes un mot et mon âme sera guérie, solfiait Luc dans un tout autre genre de texte littéraire.  

Les mots, sur toutes choses, ont pouvoir absolu et le cœur des jeunes filles, de longtemps, fut le meilleur des terrains d’exercice à cette toute puissance. 

Comment sans père ni mère dignes de ce nom, en l’absence de fratrie, une adolescente brillante aurait elle résisté aux charmes d’être distinguée ?  

Aujourd’hui, les amis de G. font encore corps avec lui, sous prétexte de ne pas participer à l’infâme curée contre un vieillard et s’honorent de leur posture. On peut évidemment s’étonner de la vivacité de réaction des éditeurs mais il est dans l’ADN du commerçant (selon l’hideux mot du jour) de garder le silence sur les sujets qui fâchent et de jeter hors de leurs officines les bannis. Pas de tickets d’alimentation ? Dehors. Les juifs seront servis les derniers. Établissements interdits aux chiens,  jusqu’à  ce que tous les clients en aient un etc. Quant à la mode, pudique ou impudique, le client et lui seul est roi.  

 Peu chaut aux amis de G. les existences brisées. Ils songent sottement que seuls les mauvais sentiments font de la bonne littérature. Le goût, de longtemps perverti, ils prétendent ignorer l’éclatante leçon de Virgile, Laclos, Corneille, Péguy, Thackeray, Tchekhov, Nabokov, Bellow (…) et de toutes mes chères mineures romancières anglaises. Proust lui même : l’intelligence véritable est bonté qui seule, par la grâce de la vertu d’empathie, délie l’imagination et permet de tout étreindre. En son absence, la redite se creuse. Ad libitum et on ne saurait parler d’œuvre. J’oublie le Bernanos de la Joie, de l’imposture, du grandiose et définitif Monsieur Ouine et le chant adressé par le pécheur Claudel au monde… Chacun d’eux, en dépit de leur nature humaine, seulement humaine donc imparfaite, surent s’élever au-dessus de leur condition, au lieu de se complaire dans la patiente description de vices que l’écriture, verge magique, transmuerait en vertus.  

Il faut lire Le Consentement, un chef-d’œuvre de discrétion et de délicatesse sur le plus scabreux des sujets. Aucune volonté ici de poser à l’écrivain, aucun épanchement. Seul, le procès verbal d’un saccage et d’une difficile autant qu’impossible reconstruction. Du combat avec l’ange de la mort, Jacob reviendra victorieux et boiteux.  

Ce qui a été abîmé saignera toujours et la cicatrisation demeurera imparfaite

Pour clore mon éloge, le féminisme demeure l’affaire des mères et tant que l’ambivalence amour-jalousie dominera, il vaudrait mieux faire adopter sa fille plutôt que de la marquer du sceau de la victime. Toutes les filles devraient pouvoir dire à leur mère ce qu’Anna de Noailles écrivit de la sienne : Je suis née toute entière du bois de ton piano.  Le lien mère-enfant ne se résume qu’à un mot, « amour ». Amour véritable ne saurait être abus.  En absence, la tragédie advient. 

Alors avant de mettre bas parce que l’horloge biologique ou je ne sais quelle fadaise lue dans un journal pour Midinettes ne vous tourmente, avant que d’enfanter, Mesdames, demandez-vous si vous pourrez à perpétuité aimer le fruit de vos entrailles et en ce cas seulement, reproduisez vous ! En cas contraire, sauvez la planète et regardez vous vieillir, seules, en couple, en trouple ! Adonnez-vous sans entraves aux délices du polyamour, dupanier mitic, découvrez vous gender-fluides, non binaires comme il vous plaira et entrées dans la danse, embrassez qui vous vous voulez.  Agissez, Marquises et Duchesses, à votre guise, mais ne mettez pas au monde un enfant malheureux qui, de vous attend tout et que non seulement, vous décevrez — notre lot à toutes ! — mais que vous conduirez, misérable Iphigénie, au bûcher, par vos soins, préparé. 

Sur le sujet de l’emprise, je conseille à mon lecteur de lire Et devant moi, le monde, le formidable ouvrage que Joyce Maynard a consacré à sa liaison désastreuse avec un bien plus grand magicien des mots que notre G. national, J.D. Salinger . 

Maynard, écrivain déjà reconnu, se résolut à composer ce livre quand sa fille eut dix-huit ans, l’âge où elle abandonna Yale et ses études pour aller « vivre avec son admirateur une vie faite d’un splendide isolement et d’ascétisme alimentaire ». Quant à Springora, elle s’y résolut aussi, quand son fils atteignit l’âge fatidique de sa mort psychique.  

Gabriel Matzneff et lui-même

Et l’archange Gabriel ?

Vous dirais-je, Lecteur, ce qui cause son tourment ? Réfugié en Italie chez des amis, l’angélique ne connaîtrait, dit-on, qu’un tourment. Son image. Les photos retenues par les publicitaires de L’Affaire le mettront-elles en valeur ? À quel âge, ce personnage qu’un de mes jeunes amis a depuis longtemps surnommé « Papy Dégueu », sera-t-il immortalisé ? En éternel Éliacin ou bien, infâme, en charogne déjà rongée de rides et de tavelures en attendant les vers ? 

Sarah Vajda

Vanessa Springora, Le Consentement, Grasset, janvier 2020, 206 pages, 18 eur

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