Jean-Luc Marion, la charité en question

Prolégomènes à la charité est, pour le phénoménologue dont je suis, un livre important, voire capital. Publié pour la première fois en 1986, il a été maintes et maintes fois réédité. Grasset en 2018, lui trouve sa forme certainement définitive, dans une 4e édition revue et augmentée d’une préface et de trois chapitres.

Si certains d’entre vous recherchent encore désespérément, dans le bruit médiatique de philosophes bien trop à la mode depuis les « nouveaux philosophes » qui ont inauguré le cirque et la confusion des idées en propageant partout leurs pensées indigestes, voici une philosophie subtile, érudite, qui définit les concepts de la connaissance en catégories de l’entendement si je peux me permettre cette formule très kantienne. Je veux donc dire, une pensée sérieuse, une pensée qui pense (et n’allez pas immédiatement croire que je me paye de mots !)

Phénoménologue chrétien

Jean-Luc Marion, né le 3 juillet 1946 à Meudon, a été l’élève de Jacques Derrida. Professeur de philosophie à l’Université de Paris IV, ainsi qu’à l’Université de Chicago, il est certainement l’un des plus éminents représentants de la phénoménologie française contemporaine. Plusieurs de ses livres sont marquants : L’Idole et la distance (1977), Dieu sans l’Être (1982), Prolégomènes à la Charité (1986), Réduction et Donation (1989), La Croisée du visible (1991), Étant Donné (1997), De surcroît (2001). Plusieurs réflexions très originales et inédites jalonnent ses œuvres, dont une profonde réflexion sur l’amour prenant place dans celui-ci que, Jean-Luc Marion nous fait le plaisir de partager avec nous.

Donc, je ne voudrais pas être déplacé, ni désobligeant, je ne voudrais pas non plus dire qu’un philosophe aujourd’hui est très exclusivement un enseignant-chercheur avant tout depuis Emmanuel Kant, mais presque. Je ne voudrais pas non plus paraître indélicat en vous conseillant d’oublier très vite toute l’œuvre de Michel Onfray, tout comme celle de Bernard-Henry Lévy ou d’André Comte-Sponville, de Luc Ferry, Raphael Enthoven, Aude Lancelin, car, désormais, vous vous apprêtez à entrer dans une zone bien particulière : celle de la vraie philosophie. Je veux dire par-là, une philosophie qui pense dans les plis du réel, qui se déplie, qui se déploie et qui n’éructe pas, ne clive pas, n’hurle pas dans les hauts-parleurs, pour affirmer sans jamais penser par contradictions, sans jamais penser contre elle-même, transformant, sans conditions, tout concept complexe en gros concept pour gros temps. Un philosophe écrit par cette très haute nécessité que lui impose la pensée philosophique, sans jamais prétendre atteindre le sommet de la vérité, qui, comme l’être chez Heidegger, recule à mesure qu’on avance vers elle.

Un ouvrage de phénoménologie

Donc, voici un ouvrage qui est un ouvrage de phénoménologie. Qu’est-ce que ça veut dire ? Pour préciser, la phénoménologie est un courant philosophique prétendant étudier les phénomènes de l’expérience vécue et des contenus de conscience. Or, les phénomènes, si on les étudie sous l’angle de l’étymologie c’est « ce qui se montre », ce qui implique en ce sens précis, que l’écoute du phénomène exige la « réduction phénoménologique », c’est-à-dire l’époché en grec, la suspension du monde, pour faire droit à la chose même. Ouvrage de phénoménologie, donc, mais je rajouterai chrétienne (1).

Le phénomène de la charité

Le phénomène que Jean-Luc Marion se propose alors d’étudier dans cet ouvrage est celui de l’amour, que « nous […] vivons, (que) nous […] respirons, (que) nous […] traversons. Sans cesse. » Mais sans jamais rien n’y comprendre « ou presque, quand il surgit. » Autant dire l’objet le plus singulier, le plus universel, le plus compliqué, le plus complexe, et qui est sûrement le seul problème philosophique vraiment sérieux. C’est donc l’amour comme événement qu’étudie le philosophe français.

Il y a également ce titre, très beau, Prolégomènes à la charité[, qui rappelle bien sûr cet autre titre très célèbre de Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, sauf que de cette métaphysique dont Kant parle, on ne peut en trouver trace dans la science, alors que fonder une science de l’amour est presque possible dans sa dimension d’impossibilité. Car, l’amour est ce qui fonde bien sûr, la philosophie. Sans amour il n’y pas d’acte de philosophie. L’amour est le moteur même de la recherche philosophique. Pourtant, on trouve au centre même de cette recherche un paradoxe : l’amour fonde la recherche et, en même temps, l’amour nous ne pouvons rien en dire, puisque, dès que nous essayons de le définir il semble échapper à toute tentative de conceptualisation.

Il y a donc cet enfermement de l’amour dans l’aporie, que Jean-Luc Marion tente de résoudre. Il convoque alors la notion de charité. N’est-ce pas la charité qui sauvera l’amour ? Car l’époque post-cartésienne, et la fondation de l’égo dont elle est responsable, a évacué la question de l’amour, telle qu’elle était étudiée dans la philosophie première, ou la théologie spéculative, pour lui substituer l’égo, dans le cadre presque marginal d’une théorie des passions.

La théorie de l’amour

C’est donc dans le cadre d’une théorie de l’amour, puisque l’amour ne peut plus se porter sur Dieu ou sur le Bien, que Jean-Luc Marion opère. Et c’est parce que l’amour « suit une raison, mais la sienne, pas celle du monde. La sienne, absolument autre, paradoxale et invisible à ceux qui n’aiment pas. La penser et la dire, cela semble encore impossible », que l’amour, nous dit toujours en substance le phénoménologue chrétien, « impose déjà son autre nom — la charité. »

Soudainement marginalisé, il semble que l’amour ne concerne plus que la simple passion, alors que la technique, la science, la fin de l’homme intéresse plus ces messieurs de la philosophie. Et donc, voilà que Jean-Luc Marion doit fonder une phénoménologie de la charité afin de fonder une phénoménologie de l’amour. Thérèse de Lisieux par exemple, pouvait parler de l’amour, alors que la théologie de son époque ne pouvait rien en dire.

Il s’agit donc de refonder le concept en réfléchissant à l’intentionnalité de l’amour. À la fois l’aporie de la voie, mais aussi le vécu de l’autre, ou encore mieux l’autisme de l’autre. Il y a de biens belles pages sur la passion amoureuse, ses illusions, ses naufrages. Est-ce que seulement dans l’amour on parvient à penser l’autre comme « sujet » ? Est-ce que l’autre ne doit pas « rester invisible pour s’offrir à un amour éventuel, parce que si, d’aventure, je le voyais […] il serait ipso facto disqualifié comme autre » ?

La soupçon plane sur le désir

Ne faut-il pas alors marquer l’écart entre l’amour et le désir ? Ce dédoublement ne prend-il pas le risque de conduire l’amour à entrer en crise ? Voilà encore d’autres pages très profondes, au chapitre V, écrites en juillet 1983, dans lesquelles le phénoménologue n’hésite pas à se replonger dans le Nouveau testament, où l’on y voit que l’amour divin ne fixe qu’un seul concept qui n’est pas analogique, comme peuvent l’être le Bien, le Beau, le Vrai. Dans la crise, la parole est mise à nue. Il y a une nudité de la parole remise par le père au Christ, et que ce dernier provoque, mais sans juger. Pourquoi ? Parce que l’amour doit rester univoque. Il ne peut en être autrement. Et c’est probablement le grand drame de l’amour aujourd’hui. Le nihilisme lui a ôté cette univocité. C’est de ce point crucial qu’émerge la crise de l’égo aujourd’hui.

Jean-Luc Marion tente donc de sortir l’amour du pétrin de la passion. Tous les discours modernes convergent vers cette seule notion. L’amour doit être passionnel, ce qui lui retire toute possibilité d’émerger de l’« événement », autrement dit d’être sans cause.

La crise ne s’accomplit point parce qu’apparaîtrait, écrit Jean-Luc Marion, devant l’homme impuissant, un juge étranger, mais parce qu’en rencontrant la parole ultime chaque homme entre dans sa propre crise – et doit, seul, se décider pour ou contre “la parole de dieu” […] »

(Hébreux 4,12)

La gratuité de l’amour

Toutes les réflexions rationnelles autour de l’amour ôtent la gratuité à l’amour. Il ne peut pas y avoir non plus de raison à l’amour. Car, il n’y a de véritable amour que sans raison. L’amour ne peut être amour que s’il est gratuit, sans quoi les facteurs de la raison suffisante seront défavorables à la liberté de l’amour. Et à la gratuité de l’amour, il faut y ajouter la foi, nous dit encore Jean-Luc Marion. L’amour est donc un don. Et c’est le risque du don que l’on doit courir dans la charité, qui est une des formes supérieures de l’amour.

Marc Alpozzo

Jean-Luc Marion, Prolégomènes à la charité, Grasset, novembre 2018, 288 pages, 19 eur

(1) Voir à ce propos la polémique avec Dominique Janicaud, La Phénoménologie dans tous ses états, Gallimard, Folio, 2009

Laisser un commentaire