« Le Monde selon Victor Hugo », Michel Winock explore l’homme-siècle

La position de l’omissionnaire

 

Michel Winock avait déjà publié il y a une douzaine d’années un ouvrage sur les idées politiques de Victor Hugo. Il revient aujourd’hui à la charge, mais d’une autre manière : Le Monde selon Victor Hugo se présente comme un guide thématique. Toutefois, chaque chapitre de ce guide, chaque étape vient confirmer que, comme l’écrivit un jour Rimbaud, il y a bien du vu chez l’auteur des Misérables.

 

Nous n’allons pas nous demander ici si le citoyen Éric Zemmour mérite un peu beaucoup passionnément ou pas du tout les accusations que lui a values la sortie de son dernier ouvrage, mais nous voulons cependant signaler qu’il se trompe quand lui-même accuse Hugo d’être responsable de la compassion outrancièrement chrétienne dont fait preuve aujourd’hui la gauche à l’égard des coupables en tout genre, aux dépens des victimes. Zemmour pense en particulier au Dernier jour d’un condamné, long texte qui, malgré sa longueur, ne nous dira jamais pour quelle faute le condamné à mort a été condamné. Dans Les Misérables, évidemment, les raisons du vol d’un pain par Jean Valjean sont indiquées plus nettement (ne serait-ce qu’à travers le titre…), mais, vraiment, dans ce Dernier jour, omettre le chef d’accusation, c’est innocenter l’accusé sans autre forme de procès.

Jean-Christophe Averty avait justifié cette « lacune » lorsque, il y a environ vingt-cinq ans, il avait adapté ce Dernier jour pour ce qu’on appelait encore « le petit écran ». L’enfant terrible de la télévision n’était alors plus un enfant. Il expliquait tristement qu’il avait passé l’âge où l’on pouvait encore « doubler la mise » (à vingt ans, on peut penser qu’on vivra jusqu’à quarante ; à quarante, qu’on vivra jusqu’à quatre-vingt ; mais après… après, il n’y a plus d’après) et donc, pour lui, il était clair, évident que le texte de Hugo, tout en incluant une critique sociale, était aussi, et d’abord, une métaphore de l’absurdité de la condition humaine : le condamné de Hugo, c’est tout simplement chacun de nous, puisque nous sommes tous condamnés. Puisque nous sommes tous mortels. La faute d’un grand ancêtre nommé Adam suffit-elle à légitimer la punition infligée à tous ses descendants, nous compris ? Voilà qui, en tout état de cause, mérite discussion, et qui nous amène à poser la question très problématique de la justice de Dieu et celle, identique, de la liberté humaine. Quelle faute avait commise Léopoldine pour mourir si jeune ? Quelle faute avait donc commise Léopold, premier enfant de Hugo mort quelques semaines après sa naissance (et dont Léopoldine, comme son nom l’indique, devait être le « substitut ») ? L’imprudence de Gavroche, qui n’est autre que celle d’un gamin, justifie-t-elle sa mort au milieu des barricades ? Et cet autre enfant évoqué dans le poème des Châtiments « Souvenir de la nuit du 4 », cet enfant qui « avait reçu deux balles dans la tête », de quoi était-il coupable, au juste ?

Face à cette impénétrabilité de la volonté divine, qui est peut-être la condition même de la liberté humaine ‒ il faut bien, pour que celle-ci existe, qu’il y ait à la fois de l’inéluctable et du contingent ‒, la société doit s’efforcer de trouver ce que Bergson, philosophe à maints égards hugolien, appelait « un équilibre entre rigidité et souplesse ». Un enseignant ne saurait admettre que ses élèves se pointent à 8h20 si le cours est censé commencer à 8h00, mais il doit comprendre aussi que l’élève qui se présente à 8h10 ne se moque pas forcément de lui quand il lui explique que son train a eu du retard. Sur quarante élèves, il y en a forcément au moins un qui a été victime d’un tel impondérable. Parce que c’est la vie.

On se trompe donc lourdement quand on dénonce en ricanant les oxymores, les oppositions taillées à la hache propres au style de Hugo (entre la lumière et l’ombre, entre Napoléon le Grand et Napoléon le Petit, par exemple). Ce sont celles d’un homme qui ne cesse de se débattre face à l’ambiguïté du monde (Hugo croit d’ailleurs que le monde réel que nous voyons est comme la couverture d’un monde invisible), et c’est l’illustration de ce combat qu’on trouvera dans l’ouvrage de Michel Winock intitulé, tout « simplement », Le Monde selon Victor Hugo.

Il ne s’agit pas là d’une biographie telle que celle, impressionnante, que Winock avait proposée pour Flaubert, mais plutôt d’un guide, d’un catalogue raisonné à travers l’univers de Hugo. L’esprit général est assez proche de celui de l’ouvrage Un été avec Victor Hugo, publié il y a deux ans et dû à Laura El Maki et Guillaume Gallienne, mais, alors que cet Été se composait d’une multitude de vignettes (radiophoniques) destinées à montrer l’infinie variété de l’œuvre de Hugo, Winock a préféré organiser son classement en une quinzaine de chapitres d’une vingtaine de pages chacun et dans lesquels il cite Hugo de façon beaucoup plus étendue. Il nous rappelle ainsi ce que nous savons déjà, mais que nous avons tendance à oublier, et qui agace la droite comme la gauche, la gauche comme la droite : le mot vision qu’on applique régulièrement à Hugo a deux sens. Il voit (et décrit) la réalité qui l’entoure. Mais il voit aussi, grâce à son imagination prodigieuse, ce monde invisible que, du fait de notre paresse ou, plus simplement, de notre impuissance, nous ne voyons pas. Nous avons évoqué ailleurs le tableau prophétique qu’il fait de l’Europe ‒ même si, aujourd’hui, certains, semble-t-il, tiennent absolument à vandaliser ce tableau, ou tout au moins à lui apporter quelques retouches ‒, et nous ne reviendrons pas ici sur cet aspect des choses. Disons simplement que nous sommes tenté de trouver des circonstances atténuantes à Winock lorsqu’il cède à cette manie récente du futur historique, manie d’ailleurs spécifiquement française (intraduisible en anglais par exemple) qui fait qu’on a souvent l’impression que la vie entière d’un individu était écrite dès sa naissance, ou que la Guerre de cent ans avait été conçue d’emblée comme devant durer cent ans. Avec Hugo, capable d’annoncer la création un jour d’une monnaie unique pour l’Europe ou de deviner très vite les ambitions de Louis-Napoléon Bonaparte ‒ « Que signifie ce pétitionnement ridicule et mendié pour la prolongation du pouvoir ? Qu’est-ce que la prolongation, s’il vous plaît ? C’est le Consulat à vie. Où mène le consulat à vie ? À l’Empire. » ‒, oui, face à un tel prophète, on comprend que Winock n’ait pas su dans certains cas résister à la tentation du futur historique. (On lui pardonnera moins, toutefois, d’avoir estropié plusieurs alexandrins…)

Ce qui rend passionnant ce Monde selon Victor Hugo et transparaît dans presque chaque page à travers les citations, souvent longues, mais longues à juste titre, c’est l’impossibilité de tracer une frontière chez Hugo entre Histoire et littérature, entre misère sociale et misère métaphysique. À Balzac, qui voyait dans Le Dernier Jour d’un condamné une « sombre élégie, inutile plaidoyer contre la peine de mort, ce grand soutien des sociétés », on nous permettra d’opposer ce souvenir de jeunesse de Hugo, cette « chose vue » :

 

À Paris, en 1818 ou 19, un jour d’été, vers midi, je passais sur la place du Palais de justice. Il y avait là une foule autour d’un poteau. Je m’approchai. À ce poteau était liée, carcan au cou, écriteau sur la tête, une créature humaine, une jeune femme ou une jeune fille. Un réchaud plein de charbons ardents était à ses pieds devant elle, un fer à manche de bois, plongé dans la braise, y rougissait, la foule semblait contente. Cette femme était coupable de ce que la jurisprudence appelle vol domestique et la métaphore banale, danse de l’anse du panier. Tout à coup, comme midi sonnait, en arrière de la femme et sans être vu d’elle, un homme monta sur l’échafaud ; j’avais remarqué que la camisole de bure de cette femme avait par-derrière une fente rattachée par des cordons ; l’homme dénoua rapidement les cordons, écarta la camisole, découvrit jusqu’à la ceinture le dos de la femme, saisit le fer dans le réchaud et l’appliqua, en appuyant profondément, sur l’épaule nue. Le fer et le poing du bourreau disparurent dans une fumée blanche. J’ai encore dans l’oreille, après plus de quarante ans, et j’aurai toujours dans l’âme l’épouvantable cri de la suppliciée. Pour moi, c’était une voleuse, ce fut une martyre. Je sortis de là déterminé – j’avais seize ans – à combattre à jamais les mauvaises actions de la loi. »

 

« On dirait du Edgar Poe », a pertinemment commenté un réalisateur de films à qui nous avons soumis ce passage. Arrive souvent chez Hugo, comme chez Poe, ce moment où nous ne savons plus très bien si nous sommes dans notre réalité ou dans une réalité parallèle, mais l’irréalité de la seconde (avec ici, entre autres, cette expansion du cri à travers le temps) nous fait sentir que la première ne saurait être admise sous prétexte qu’elle est réelle. « Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent », a écrit Hugo dans Les Contemplations, à propos de Léopoldine bien sûr. Résignation ? Peut-être, mais on sent bien aussi à quel point cette résignation est proche de la révolte. Le trop célèbre « Victor Hugo, hélas ! » de Gide n’est pas un paradoxe : Hugo, pour employer un néologisme peu gracieux, était un réactionnaire proactif. La loi et le droit, la loi ou le droit, toujours et encore. Cela s’appelle l’histoire des hommes ou, comment dit-on déjà ? ‒ ah oui ! la légende des siècles…

 

FAL

 

Michel Winock, Le Monde selon Victor Hugo ‒ Pensées, combats, confidences, opinions de l’homme-siècle, Tallandier, août 2018. 20,90 euros

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