Le serpent blanc de Yan Geling

Exercice périlleux que celui de rendre compte d’un livre dont l’auteur nous est inconnu et dont nous savons mal – une litote – la culture.

 Le moyen, au risque de parler faux, de s’en abstenir, quand l’emprise d’un livre, sur votre âme fut si forte, que la nuit qui suivit sa lecture  vous rêvâtes un rêve dont vous peinerez longtemps à sortir. Enfermée au théâtre de la Ville, un terrible chat vous poursuit que vous savez être le fantôme d’une étoile de l’Opéra. En un rêve, l’essence à l’état sauvage de ce terrible roman, la danse, la métamorphose et le danger…. Bestialité, traque, enfermement, il suffit de trois mots pour dire les ravages de la Révolution culturelle sur le corps, le visage et l’âme d’une danseuse : être par essence vouée à incarner l’idéal de la beauté – grâce, leggiadria, feu et puissance du désir. En un geste, quelques phrases, voici revenu  le serpent Kundalini – la terrible Shiva, lovée comme serpent au creux des reins -, si cher au vieil Henry Miller, maîtrisé par la pratique et la technique de cet art exigeant entre tous que longtemps constitua le ballet. Quel art peut-il être nommé art entre les arts que celui, qui, avec le plus d’économie de moyens, exprime la veille et le sommeil, le rêve et le réel, la pensée la plus abstraite et en même temps ressuscite les gestes les plus quotidiens comme un abstract de ce que peut sur nos vies la pratique d’un tel art : maîtrise absolue et lâcher prise ensemble, musique et silence, déchirure et reconstruction à l’aide d’un corps martyr, souffrant et en même temps angélique et glorieux comme plus haut témoignage de nos infirmités et de nos dons, humains, seulement humains.    

En un bref roman, un chef-d’œuvre, mon lecteur l’aura compris, condensés le sublime labeur de Sveltana Alexiévitch,  particulièrement  La guerre n’a pas un visage de femme et l’ardent souvenir de la blessure infligée à la beauté par les régimes communistes. Si le capitalisme lui aussi a déclaré la guerre à la beauté, ayant pour volonté de l’éradiquer, la rendre superflue, la nier et  l’ignorer au profit de la vitesse, du mouvement perpétuel – le monde comme un vaste Vegas où la mesure du temps se voit impitoyablement bannie -, œuvrant au développement de la consommation permanente, multipliant les offres de basse qualité et drainant des foules ignares dans les boutiques de musées, afin que chacun s’estime désormais – autre forme de Révolution culturelle oblige – l’égal d’un Baudelaire, d’un Mallarmé, d’un Montesquiou, d’un Huysmans ou d’un Proust, détruisant pour jamais le couteau de la valeur, abandonné sur la table du banquet, les régimes communistes surent porter au point le plus extrême les arts, ballet, cirque, théâtre et littérature… en castrant et en assassinat leurs artistes selon des critères aussi labiles que des sables mouvants. 

Ici  l’héroïne, la prisonnière, ci-devant étoile d’une troupe de ballet, s’était vue soupçonnée de collusion avec un espion étranger. 

« En 1969, sur la base de diverses enquêtes et de son autocritique  de plus de quatre cent pages, elle a été classée élément bourgeois décadent, soupçonnée d’être une espionne internationale, déclarée séductrice contre-révolutionnaire sous des dehors de serpent et conjointement placée en détention. » 

Nous savions l’URSS : Chostakovitch, Babel, Pasternak…. Rudolf Noureev, réclamant l’asile politique à la police de l’aéroport de Paris, cohortes aussi nombreuses que les neiges de Sibérie, moins la Chine lointaine mais Brigitte Duzan, traductrice et éditrice, avec vaillance, obstination et talent, tente de remédier à notre indifférence.  

Pour dire la Révolution culturelle et ses procès en destruction, Yan Geling s’accole à une légende chinoise, qui a donné lieu à mille réécritures dont évidemment, Le Serpent blanc, ce ballet, que Sun Likun avait dansé avant d’être incarcérée, déviante et soudain des étoiles au caniveau, criminelle. 

« Le jeune homme était là, debout devant elle, les mains derrière le dos. Derrière lui était entassé des amas de décors de théâtre défraîchis. Il la regardait ainsi, les mains dans le dos, relever la tête de cette serviette immonde avec un léger mélange d’aversion et de pitié. Et elle à cet instant-là, eut le sentiment que jamais, en ses trente-quatre années d’existence, son visage n’avait jamais été aussi nu. » 

Comme le serpent blanc de la légende, devenu femme, avait eu pour servante un serpent vert, qui lui aussi se transforma en femme,  avant que toutes deux, convaincues, par un moine – à chaque époque son Commissaire ! – de n’être pas humaines, se voient ensevelies pour mille ans sous un donjon de pierre, Sun Likun a une admiratrice, travestie en garçon, élevée à la haute dignité d’enquêteur, venue en sa prison pour la délivrer. Par l’efficace du filigrane d’un conte et la magie de l’écriture seconde, l’esprit, la mémoire de la culture chinoise reviennent :

« Vierge, vivace et bel aujourd’hui.

Sous la peau au plus profond de ses os, elle avait retrouvé la souplesse sinueuse du serpent mais aussi son éclat glacé et sa fierté hautaine. » 

A ce prodige technique, qui à lui seul  aurait suffi pour que le lecteur s’esbaudit, s’en ajoute un second. En quelques pages, quelques lignes, il voit  réactivé un autre chef-d’oeuvre, un autre cauchemar celui dont La guerre n’a pas un visage de femme de Sveltana Alexievitch avait, avec un génie différent, témoigné. Loin de l’imagerie radieuse des résistantes kurdes, liquidées par Daesh du temps où elles faisaient, service bien inutile, les couvertures de Paris Match, la guerrière soviétique et chinoise n’existe pas : corps de femme véritablement fluid gender, engraissé de mauvaise nourriture, boursoufflé de privations et de faim, abîmé de souffrances et d’incurie, devenu ce corps de douleur du paysan de l’ancien régime, dépouillé de toute humanité, rendu à la bestialité. 

Bestialité, c’est là, pour dire la prison, le premier mot que profère le personnage de Shanshan/ Xu, avatar du serpent vert de l’antique légende, venu délivrer la belle Sun Likun de l’atroce sortilège maoiste. Pour fuir son village et devenir quelqu’un,  une jeune fille aux cheveux courts avait revêtu le vieux manteau militaire de son frère et s’était muée en une de ces femmes dans la guerre dont le sacrifice et le martyr, au temps héroïques de la construction et du règne de l’homme rouge,  armèrent la plume d’une Nobel biélorusse. 

« Resté seul avec Sun Likun, le jeune homme enleva ses gants blancs en les retirant doigt après doigt,  lesquels se révélèrent d’une finesse extrême. Jamais, chez un homme, elle n’en avait vu de si délicats, aux articulations aussi fragiles. »

Non,  la guerre n’a pas  le visage d’une danseuse du Kirov ou de l’opéra de Pékin, vitrines fallacieuses de régimes mortifères. Depuis 1930, la guerre, par tous les ismes, a été déclarée à l’homme et à la femme et cette guerre, en voie d’être gagnée en tous lieux, passe par le genre ou plus exactement sa disparition et je ne saurai jamais assez remercier ma très chère fille de me tenir informée chaque jour des effrayantes victoires des nouveaux combattants !

Ici, le thème des passages successifs de la prisonnière humiliée, niée en sa beauté perdue,  passe,  non plus par les métamorphoses de deux merveilleux serpents en femmes et retour mais par la transformation d’une combattante en homme et retour. 

« Jamais elle n’avait vu un tel regard chez un homme, jamais elle n’avait vu un homme l’observer ainsi. »  

Pour faire la guerre sur le terrain, les fantassins n’ont nul besoin des appâts tant moqués dans la culture Marvel and cie, de Barbarella, de Cat ou de Wonder Woman. Pourtant, ce fut au mythe des Amazones, que tous, nous songeâmes, contemplant, impuissants, mourir les jeunes filles kurdes sous les poignards des nouveaux Haschischins, impitoyables geôliers de femmes incarcérées sous de terribles murailles de voiles noirs.

De ce complot généralisé contre la féminité, Le Serpent blanc, à sa manière,  témoigne,  faisant de ce roman dont bien des beautés sans doute nous échappent,  faute de savoir le mandarin, le jumeau et le triplé de Vie et destin et de l’Homme rouge. Pas rien. Fang Fang, Geling…  l’horreur est maîtresse d’écriture. 

En dépit de la dureté implacable du récit, de  l’aridité de certains passages, récit tenu à trois voix,  successivement  par les peu glamour rapports officiels des Commissaires du peuple, la vulgate populaire – son lot navrant  de sottises, de vulgarité,  de ragots, sa médiocrité et son injustice de pauvres gens vengés un instant de leur sort par la cruauté -,  enfin par les récits intimes des trajectoires de vie  des  deux “serpents” de la Révolution culturelle à la “Normalisation”,  le cœur du lecteur exulte. 

 Les femmes peuvent écrire sur d’autres sujets que leurs règles et leurs avortements, leurs merveilleux papas castrateurs et leurs mères-marâtres, leurs affectueuses grands-mères ou leurs chagrins d’amour qui ne durent pas toujours…  Il existe encore, sur la terre habitée,  des écrivains, hantés d’autres pensées que le goût de la confiture et leurs premiers émois sexuels, leur conversion à un dieu l’autre, vécue comme une étape de ce fichu et infâme développement personnel. Il existe  des femmes, susceptibles de prendre place dans le sacré Collège, aux côtés de Dante et de Vassili Grossman, contant comment, femme ou homme, demeurer homme dans la fange et l’ordure. 

Yan Geling comme Fang Fang et Alexievitch est l’un d’eux : un écrivain de race, une lettrée véritable qui, de son héritage, sait faire un juste usage. Cette découverte, comme un rayon de lumière,  a éclairé hier l’obscurité de la nuit où j’en fis la lecture. 

Joie,  joie pleurs de joie.

Pascal, réjouis-toi, un fragment d’éternité et de lumière subsiste dans le vide infini de la méchanceté et de l’hubris

Un bémol à cette joie, Geling comme Fang Fang et Alexievitch, est née dans les années 50…. 

Frappe ici la maîtrise des registres de narration : trois livres, en un bref récit de quelques 140 pages de petit format,  pour conter cet intermède qui, pour un peuple, fut siècles d’infinies souffrances. Que l’usage de la litote repose l’âme en un temps, saturé de brutalités, où l’art semble s’être mué en une succession d’expériences d’immersion dans l’enfer du crime : nazisme, milieu, viol ou vieillesse qu’importe, que le lecteur, à son tour, souffre et cesse de penser !   

Cela a un beau nom, Lecteur, ça s’appelle la grâce. Il semble ici que le passé de danseuse de Yan Geling lui a légué le don de transmettre en un geste, une phrase, un mot, une grammaire inédite, qui déchire et répare le réel sur le vide d’une page comme le geste du danseur, dans la plénitude invisible de l’air, hier, le recréait. Comme si les mains de l’écrivain s’élançaient sur la page blanche du livre à l’exacte cadence d’un corps, s’en allant en solo dans le vide d’un halo de lumière, guidé par un orchestre, qui n’est autre que le monde, ses bruits et ses fureurs, ses plages de bonheurs et de douceurs furtives. 

Là, cher Roland Barthes, que le corps écrit


Sarah Vajda

Yan Geling, Le serpent blanc, présenté, annoté et traduit du chinois par Brigittte Duzan, collection « Novella de Chine », L’Asiathèque,  avril 2022, 144  pages, 7, 99 euros.   

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