Sur le balcon, l’effroyable spectacle du monde selon REN Xiaowen

Après la découverte des Funérailles molles de  Fang-Fang, dans la même maison d’édition, L’Asiathèque,  j’aurais  ouvert , le cœur confiant, n’importe quel roman, nouvelle, manifeste ou poème, traduit et présenté par Brigitte Duzan. J’avais raison. Et Sur le balcon de REN Xiaowen n’est pas n’importe quel roman.

Entre veulerie et haine

Amateurs de romans feel good, passez votre chemin ! La destruction des valeurs,  qui au nom d’homme, jadis, donnaient quelques beautés, est la même à Shanghaï ou à Manille et l’itinéraire de Paris à Jérusalem, aujourd’hui, jalonné de semblables déchéances. Qu’importe à l’artiste, dramaturge, romancier, poète, cinéaste… qui, pour rôle, s’est donné celui du témoin. Ren tient son stylo comme ses frères cinéastes la caméra. Le découpage et le montage de cette longue nouvelle ou court récit doit tout à la technique du 7e art  : une brève scène d’ouverture, interrompue par un long flashback, qui constitue le corps du récit et achevée avec le livre même. Ce qui pourrait apparaître comme un simple procédé n’en est pas un, puisque le passé, entêtant, détermine les actions, les pensées du « héros » et assigne son existence, liant sa  légitime volonté de vengeance à son pur devenir d’homme du ressentiment, désormais devenu sa seconde nature. Entre veulerie et haine, il vivra désormais, immobile, embarqué, dans une non vie, ordonnant tous ses gestes vers un avenir balisé aux seules bornes de l’événement fondateur.  

Ren s’avère un auteur particulièrement habile en ceci que le pire reste à venir. Comme le drame s’était noué bien avant le commencement du récit, il se poursuivra jusqu’à ce mort, internement ou incarcération s’en suive,  dans le temps même où opère, discret, le miracle du roman. 

Traquant son ennemi, le pâle fonctionnaire, qu’il estime responsable de la mort de son père, Zhang Yingxiong  découvre la faiblesse de l’ennemi, sa faille la plus intime, qui, malgré lui,  l’entraîne vers  une sorte  d’intérêt nouveau,  marqué du sceau de l’ambiguïté. Imperceptiblement, sa traque jour après jour changera de nature.  

Ici le tragique s’absente, qui aurait exigé catharsis, ce que refuse l’auteur, semblant crier à son lecteur tant que Shanghaï (en réalité le monde) ne sera pas libéré de l’utilitarisme, il en ira de même pour chacun ici-bas, sans rémission ni espérance et pourtant,  misérable, Zhang Yingxiong, il faut vivre… La leçon de Tchekhov, sublime en sa modestie triste, semble devoir, en tous lieux désormais, tenir lieu de morale universelle tant l’homme s’amenuise à mesure où sciences et techniques lui arrachent son mystère. 

Née, au seuil des années 80, Ren interroge le monde sous l’angle  de la déterritorialisation des existences, conséquentes à la transformation de villes, rejetant ses habitants où bon ne leur semblera plus. Qu’importent les raisons qui faisaient au père tant tenir à sa vieille maison et à ce quartier répugnant,  au point de refuser tous les dédommagements offerts et demeurer, seul, au centre du chaos d’un quartier démoli. Il en est mort. Mort d’injustice, le mot claque.  Cela seul suffit à faire de son fils un très étrange Monte-Cristo et un un bien singulier Cyrano, sans panache ni patience. Aucun bourreau véritable ici,  seulement des victimes : l’atroce quotidien d’une jeunesse-monde, vomi par d’innombrables  films et  séries sur l’indépassable modèle du néo-réalisme. 

 Le père alcoolique est mort en héros. Mort, les armes et le verre à la main,  debout, pathétique,  sur le front de bandière du refus. Mort comme  meurent les  Seigneurs dans un vieux livre de Kung Fu ou bien dans un manga.  Mort au combat. Un fils, même raté, affaibli, reste un fils. Là où le livre dérape, nous contant, non sans humour, l’errance d’un pitoyable ronin dans le plus ordinaire des  mondes, affrontant un ennemi aussi démuni que lui, coaché par un aussi calamiteux qu’émouvant compagnon de misère. Shen Zhong figure le maître de cette dérisoire voie du Sabre. En lieu et place de Sabre, un balai crasseux et en guise d’initiation,  l’apprentissage des katas de serveur sous-prolétaire et de voleur à la tire. 

Dès l’entame du livre (l’incipit pour faire universitaire ), le ton est donné, le lecteur, qui espérait découvrir la Shanghaï, vitrine d’une Chine en expansion, en sera pour ses frais. Il aura droit à l’arrière-cour, aux bas-fonds : à la crasse, l’odeur de pourriture, celle des cadavres de rats en putréfaction et des déchets puants de plats préparés sur fond de contrôle politique. En marge du grand rêve, des palais d’opulence et des nouvelles pyramides, à mesure même où les cités gagnent en confort, se dresse la frange grandissante des esclaves nécessaires à la réalisation des rêves des nouveaux Pharaons. 

Du répugnant spectacle du monde

Le lecteur  croira tout d’abord — la faute d’un couteau, en réalité un canif,  dans la poche du héros — à une banale, trop banale histoire de tueur en série, d’assassin de jeune fille, qui en sera pour ses frais. 

Le récit tient seulement l’exact procès-verbal des conséquences d’une vaste entreprise d’expropriation, déterritorialisation généralisée, en un mot un  déracinement, ne conduisant qu’à une seule réalité, la psychiatrisation du monde. 

Du répugnant spectacle du monde, devant être considéré, du Nord au Sud et d’Est en Ouest, comme un vaste hôpital à ciel ouvert, vomi à l’envi par les films du monde et couronné chaque année dans ces festivals où, sous leurs robes haute-couture et leurs smokings de parade, le spectateur, toujours,  peine à reconnaître le héros en guenilles dont il a déploré le sort, Ren  nous offre une version épurée, stylisée,  que tempère, rare mérite, le recours au Kung Fu et aux mythes et que rehausse un humour aussi paisible que ravageur.   

Rossellini, Dickens ou Ren,  les marqueurs sont les mêmes :  un combat à l’avance perdu, une épouse et une mère, soumise à son époux, puis dépendante encore, devenue veuve,  de son fils, rejetée aussi par une famille qui accepte mal de recueillir une parentèle assez irréaliste pour avoir refusé de  se soumettre à la pression de l’administration ; un jeune homme sans ambition qui, au sortir d’un lycée technique, n’a ni la volonté ni la force de se rêver un avenir face à un fonctionnaire minable et malheureux, l’Expropriateur, l’Ennemi, un veuf chargé d’une fille à demi demeurée. Les Employés de Krakauer, les anti héros de Quoi de neuf Petit homme ? de Fallada sont de retour et un nouveau fascisme, étayé au Capitalisme, prêt à broyer ce pauvre monde. Ren suit ses personnages, les filme de près, très près, trop sans doute. Nous voyons leurs visages mal nourris et blêmes, comme les pores dilatés de leur peau, soumis à la rude condition de voyeurs,  qui entrons dans leur intimité et ne pouvons devant ce dérisoire spectacle ni tout à fait les plaindre ni encore moins, résultantes exactes de leur situation, les haïr.  

Ce monde n’est pas une dystopie

Écartant sa main, elle serra sa galette très fort contre sa poitrine, comme si c’était son bébé. A ce moment-là, l’aube se nimba soudain d’une douce chaleur. Clignant des yeux, Zang Yingxiong vit la silhouette de Liu Shanshan s’amenuiser en s’éloignant et disparaître au tournant de la ruelle dans une nuée de lumière dorée. 

Bienvenue dans « le meilleur des mondes », celui où l’unique fuite serait peut-être l’arriération mentale ou quelque pathologie autorisant toutes formes d’anesthésie de tous désirs a-sensoriels. Alors, pauvres diables que nous sommes, nous réjouirons-nous, sans songer à hier et moins encore à demain, sans souffrir de la panne avérée de l’ascenseur social, libérés de devoir nous indigner et de nous révolter, heureux seulement de croquer une galette, embrasser qui voudra, se rappeler les moments heureux et de jouir du soleil, qu’il nous caresse ou embrase, coruscant, de sa lumière d’or ou de pourpre une ville sale et moche. Ce que nous aurons eu de meilleur…

Refermant Sur le balcon, ce bref opus, 25 lignes sur 110 pages, une certitude nous saisit : celle d’avoir, en 2021, lu un classique.   

Sarah Vajda

REN Xiaowen, Sur le balcon, présenté et traduit par Brigitte Duzan, L’Asiathèque, 2021, 7,90 eur

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