Funérailles molles, le roman de la révolution agraire chinoise


Je ne sais pas ce qui me convient le mieux, d’oublier ou d’interroger le passé, tout ce que je sais dit Qinglin c’est que je ne peux pas faire autrement. 

Devoir de mémoire… Devoir d’ingérence… Droit à l’oubli… Droit d’inventaire… 

La modernité multiplie ces notions légales devenues terroristes jusqu’à fiche le tournis aux vivants et aux morts, tour à tour choyés et molestés. Ni excès d’honneur ni indignité. L’humanité, enfin son idée, naît au limen des tombeaux et le chant funèbre, péan, épopée ou tragédie, toujours est lettre au fils. Qu’il se souvienne et poursuive, cœur pacifié par les larmes, le voyage. L’Odyssée d’Ulysse s’achève par le chant de l’aède Démodocos, interprétant sans doute l’Iliade en l’île des Phéaciens. Alors seulement Ulysse rentrera à Ithaque et Télémaque épousera précisément la jeune Nausicaa, celle qui sut réconforter l’ancien combattant, baignant ses cicatrices et tentant de noyer ses cauchemars aux eaux lustrales du fleuve. La dialectique de la mémoire et de l’oubli hantait déjà, Calypso à deux temps, le récit homérique, faisant de la littérature le meilleur, peut-être l’unique viatique congruent à la possible poursuite du voyage. Aujourd’hui encore la littérature apparaît, la dernière revient c’est toujours la première, comme l’unique pharmacon à opposer aux chantres innombrables de la Tabula rasa. Il n’est rien arrivé et les hommes ont rêvé. Mao, de par son œuvre immense, arracha la Chine, misérable continent médiéval à une misère crasse !  

Des dommages collatéraux au « Grand bond en avant », de la « Réforme agraire » dont il sera ici question, à quoi bon se soucier aujourd’hui où le roi du silence s’est fait roi du commerce. À quoi bon remuer les cendres du passé quand la trajectoire de la Chine nouvelle va assurément dans le bon sens, celui du vent qui féconde la plaine, effaçant sans pitié et sans haine, les pas des constructeurs ? 

Au chagrin et à la pitié, succède le bienheureux oubli où le capitalisme, bonne Circée, à foison, distribue à tous  le divin lotus. 

Dans un roman à la construction narrative d’exception et avec les mots si simples des pauvres gens, Fang Fang reprend le flambeau des Anciens, faisant de la transmission de la tragédie, du récit de l’événement, l’arc ou la chapelle ardente de la civilisation. Ni basoche ni vengeance ni loi morale, simplement la condition de possibilité d’un continuum.

Sur ce thème, oublier ou bien se souvenir, Fang Fang, vient de composer un livre magnifique. Pudique et en même temps terrifiant, violent et feutré, intelligent comme on ne l’est plus guère en Europe où l’idéologie semble avoir pris le pas sur le tremblement du temps et du sens, l’assertion sur le doute, faisant du jeune-vieux continent, ce vaisseau errant vers de nouvelles galaxies dont les capitaines successifs, droit dans leurs bottes,  à la  proue du navire,  récitent sans répit le mantra de la jeunesse, celui de  Saint-Just, augmenté par celui de l’éternel enfant aux semelles de vent — successivement poète et marchand — le bonheur, une idée neuve en Europe, être résolument modernes. La capacité mémorielle des écrivains français semble, au fil des jours, avoir troqué la terreur et l’effroi, les frissons cathartiques qu’occasionne toujours la grande histoire pour les délices surannées des merveilleuses petites choses de la vie. Sociologie de la dodoche, du vélo-solex, du roudoudou, de la fraise Tagada, de la purée Robuchon celle de Mère Grand sait faire un bon café et de l’ami du petit-déjeuner…  Des figures du passé, seuls, le clan, la famille, le couple méritent d’être sauvés ou détruits, pour construire un Moi privé — hors du monde, privé du monde — dans un univers où le mot « fin » en lettres de sang, s’inscrit, subliminal ou pas, sur la page de garde du livre de la vie. 

Funérailles molles, le titre met en abyme le projet même. Il ne convient pas de déterrer les morts mais de leur offrir de véritables funérailles, que leur souvenir dure autant que la vie de leurs fils, afin qu’ils se réincarnent et que la Chine nouvelle, à la fois même et autre, bénisse les chères ombres et, n’ignorant rien des horreurs du passé, dessine un avenir non pas radieux mais simplement possible. Le Japon, son grand rival, a choisi l’amnésie, le prix en est terrible, plus d’enfants, no futur, cybermonde… La Chine, rimbaldienne, gavée d’opium, trafique sans complexe, trop heureuse d’avoir échappé à un siècle de cauchemar. Je me souviens de  Lucien Bodard, tant méprisé de son vivant et dont seul Roger Vaillant avait salué les Chines de la douceur et du cauchemar. A vous encore, Simon Leys, et à vos habits neufs du Président Mao qui avaient, à leur date, été si mal accueillis par notre belle intelligentsia. Que cette idée de voir un jour bourreaux et victimes réconciliés dans la douceâtre et ignoble matrice de l’Oubli, maître du monde nouveau, inquiète, qui fait tout le génie du livre de Fang Fang.   

Quatre figures centrales toutes métaphoriques :  une mère amnésique,  rescapée de la Réforme agraire qui vit le suicide collectif de maintes familles de propriétaires terriens mises à mal par les gilets rouges du gouvernement de Pékin,  celui dont le plus con des cinéastes suisses pro chinois et maints caciques du quartier latin faisaient une idole et un modèle ; un époux et un père, honnête figure cartésienne, capable de reconstruire trois fois sa vie,  sans omettre un seul jour de noter dans un journal intime le récit des tragédies en cours pour son fils quand il ne sera plus,  le fils encore, Qinglin, prototype de la Chine nouvelle, celle qui va de l’avant et prétend sur vide, absence, trous mémoriels et silences, bâtir un solide nouveau monde et enfin celle d’un de ses collègues, Long Zhongyong,  un lettré qui se révélera  le double de Fang Fang : celui qui se résout à mener l’enquête à son terme, savoir quels terribles secrets collectifs ont détruit la mémoire et la vie de la mère, elle-même figurant la Chine qui,  de 1931 du viol de Nankin à  la mort de Mao Tsé Toung, n’aura connu que violences, occupations, guerres justes et combats pour l’égalité,  pour se réveiller, un beau ou triste matin, première puissance économique mondiale avec les avantages mais aussi les inconvénients que nous savons.  A la sauvagerie idéologique ont succédé la sauvagerie commerciale et l’expansionnisme économique, celui-là même qui animait hier Guillaume de Prusse.  Après avoir génocidé les Héréros et les Namas, la jeune Allemagne réunifiée, en situation de surnatalité, rêvera — quoi de plus naturel ? — nouvelles frontières.  Air connu, bilan quatre-vingt millions de morts, de quoi réjouir les écologistes, révoltés à bon droit par les ravages du doux commerce mondial au nom d’un nécessaire espace vital.

Le moyen de persuader mon lecteur de courir acquérir et de lire ce fleuron de l’Asiathèque ? 

Lui dire que l’Europe a nécessité de retrouver le chemin de la Littérature et que Fang Fang lui sera le meilleur des guides ?

Lui dire que les splendeurs de Perec et de Modiano y sont ici, par cette voix de femme, démultipliée dans un roman somptueux de dignité et d’intelligence, de justesse et ce sur 460 pages sans lasser jamais ? 

Lui rappeler que la Chine fut une victime des Japonais, alliés des nazis, et que de son long martyre, personne ne s’est ému, qu’au contraire nos intellectuels ont défendu bec et ongles les assassins nationaux-communistes, rouges bruns comme le sont toujours les communismes et ont abandonné les Chinois à leurs bourreaux, sans verser une larme et que mon lecteur  doit au moins aux sottises de ses élites,  dans le désordre, Badiou, Sartre, July, Brauman, Castro (Roland), Jambet, Lardreau, Kristeva, Sollers, Ivens, Lévi (Benny) et j’en oublie,  de lire l’exact récit des malheurs advenus,  au lieu de se ruer sur les nouveautés, chaque jour plus insipides et consensuelles mais toujours faussement subversives ? 

Je lui dirai seulement, lecteur, lis ce livre, de Chine venu, comme le cerf-volant du bout du monde, te conter l’histoire que tu refuses d’entendre, assommé par les devoirs et les droits des ligueurs, celle  de tes grands-parents vichyssois ou résistants, dignes membres de la communauté des attentistes, bourreaux et victimes, à moins qu’ils n’appartinssent à la masse inerte des veaux amaigris par la carence alimentaire ou trop nourris,  au bon beurre du marché noir, cette histoire commune à tous les hommes ordinaires dans la guerre, enrôlés malgré eux et malgré eux coupables et en même temps presque toujours innocents. 

Il ne s’agit pas de châtiment, de vengeance. Personne ne te demande, Lecteur, d’être Monte-Cristo mais simplement de réparer par l’exercice de la vérité les mensonges officiels ou non.

Il s’agit ici aussi de se souvenir que la littérature n’est pas un synopsis, brièvement dessiné sur une nappe de papier,  au sortir d’une soirée arrosée ou un post FB composé dans l’urgence de paraître, pas davantage un pitch plus ou moins développé ou simplement le journal intime des malaises de l’un ou de l’autre, ses échecs, ses avortements, ses deuils, ses conversions et j’en oublie  mais un exercice d’intellection, qui,  par la grâce de la musique et de la composition, l’organisation  d’un récit,  donne à entendre la voix des morts, afin que ceux-ci puissent enfin reposer en paix, morts avec sépultures, encagés dans des cercueils et non livrés à la terre et au vent qui féconde la plaine, condamnés pour l’éternité à torturer les fils et engendrer la terrible et incessante stasis dont nos sociétés crèveront. 

Offre à tes pères de nobles funérailles, afin de restaurer la paix civile au lieu, à l’instar de Qinglin, l’anti-héros du livre, de préférer l’ignorance au savoir et le déshonneur à l’honneur. 

Lis ce livre, Lecteur, il te rappellera la douceur de la pitié filiale et t’aidera à chasser la tentation d’Amnésie, marâtre à la voix de velours qui te conduira si sûrement au tombeau, euthana sie si douce que tu la béniras. 

Lis Fang Fang aussi pour faire des martyrs de la Réforme agraire tes morts — chacun de nous, fragment de l’âme du monde, comptable de ses crimes, gardien impuissant de son frère — et te souvenir de la splendeur du concept montherlantien de « service inutile », rendu à l’humanité afin de donner un sens provisoire et partiel à la merveilleuse et atroce épopée. 

Responsabilité illimitée de qui pourrait savoir et refuse de savoir. 

Lis Fang Fang, je t’en conjure, Lecteur, pour garder l’oreille ouverte toujours aux cris d’orfraie des décideurs qui prétendent si fort faire de la planète un village-monde heureux, qu’ils réveillent, un à un, toutes les lamies et goulues, stryges et ombres,  tous  les  vampires et les spectres, qui, des exclus du grand marché  s’emparent,  un à un, âme par âme, et conduiront le monde, destination finale au fatal affrontement, renversement dialectique, toujours sous prétexte de Grand bon en avant, de Réforme agraire et de justice sociale, au point où les récits de science-fiction, par anticipation, toujours le conduisent, au grand nulle part. 

Et puis flûte ! 

Lis ce roman, pour te souvenir que l’intelligence et le talent, la sensibilité et la rigueur peuvent se conjuguer et puisqu’aujourd’hui, la femme qui s’éloigne passe pour être à la mode, lis ce livre de femme, tout de pudeur et de litotes tramé, et tu verras ce que femme peut : ces larmes de l’intelligence et de la sensibilité ensemble, en un mot, l’idéal littéraire qu’avait représenté Barrès pour le jeune Montherlant. 

Lis Fang Fang pour te re-souvenir Si c’est un homme de devoir demander à sa fille de dénoncer ses parents pour sauver sa peau et la mémoire de la lignée et voir, d’Outre-monde, le fils de cette survivante préférer le feutre de l’oubli au diamant noir de la lucidité.

 Il n’est pire douceur qu’un souvenir malheureux dans un jour de bonheur…  et plus grande joie que remercier et bénir ceux qui, dans l’ombre, pour nous, préparèrent la place si modeste fût-elle que nous tenons au banquet de la vie.

Pour eux un petit coquelicot, Mesdames, a little forget me not, une place dans nos cœurs pour y enclore nos fils et nos filles, une passe de Véronique pour essuyer le sanglant visage de nos pères martyrs. 

Sarah Vajda    

Fang Fang, Funérailles molles, l’Asiathèque, janvier 2019, 460 pages, 24,50 eur

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