« Le sort tomba sur le plus jeune » de Sophie Blandinières

« Plus d’un, comme moi sans doute, écrivent pour n’avoir plus de visage. Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même : c’est une morale d’état civil ; elle régit nos papiers. Qu’elle nous laisse libre quand il s’agit d’écrire. » (Michel Foucault )


Livre âpre par le sujet (la pédophilie) et la douleur qui sourd d’une écriture pourtant si belle et maîtrisée, Le Sort tomba sur le plus jeune est le premier que Sophie Blandinières écrit seule. Porte-plume (il paraît qu’on ne dit plus nègre, n’en déplaise au grand écrivain Auguste Maquet), réputée, elle a concentrée son travail sur la voix des humbles ou des « déviants », laissant les peoples à ses condisciples. Ce choix de l’humain se retrouve au cœur de ce difficile roman, Le Sort tomba sur le plus jeune. Est-ce pourtant un roman sur la pédophilie ?

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Parce qu’elle est la seule à oser regarder le mal en face, et qu’elle n’a pas elle-même d’enfant — refusant d’envoyer des innocents dans la « gueule du monde » —, la narratrice accepte le reportage qui va la conduire aux confins de la Calabre, rencontrer une petite fille qui est la maîtresse officielle d’un vieux monsieur. Ce reportage, vomitif, est aussi un voyage intérieur, où la narratrice se remémore des différents moments de sa vie ou de celle de ses proches qui coïncident avec ce douloureux constat : quelqu’un a-t-il échappé aux monstres ?

Mais Le Sort tomba sur le plus jeune n’est pas le roman d’un procès pédophile, n’est même pas le roman de la pédophilie. C’est l’histoire d’un monde devenu fou, où les familles vendent leurs enfants mais refusent de bafouer leur « honneur », où les grands-parents bourgeois ne se retiennent pas, où les pantalons des hommes gonflent pour les petites filles ou les petits garçons. C’est un monde très noir, très lourd, qu’on parcourt comme on avale une poignée de colle. On le lit jusqu’au bout, porté par le style magnifique, qui alterne les hauteurs solaires et les plus sombres cruautés, le grand style et la rigueur d’une parole populacière retranscrite comme à vif. Et plus la narratrice s’installe au creux de la misère calabraise, plus elle parvient à en comprendre l’âme et à atteindre son objectif initial du reportage, et plus elle est submergée par cette grâce douloureuse comme une révélation sur l’âme humaine.

Ce qu’il y a de difficile, sans doute, dans ce roman, c’est l’impression d’étouffer, à chaque page, d’être un peu plus coincé entre la beauté du texte et l’absence d’espoir qu’il démontre. Car il n’y a rien de léger ni d’anodin, tout est pesant et vient à charge dans la démonstration magistrale de la romancière qui s’écorche sur chaque mot pour bien peser ce qui va conduire à la révélation d’une suprême noirceur au coeur des ténèbres.

Si Adorno s’interrogeait sur l’écriture de poésie après Auschwitz, il est évident que Le Sort tomba sur le plus jeune restera comme le roman qui pose la question de la littérature après le crime pédophile. Il n’est pas question ici d’exploiter un filon, de rebondir sur un fait-divers, d’établir la carte du mal. Il n’est question que de littérature, de beauté, de vérité comme remède à tout cela.

Loïc Di Stefano

Sophie Blandinières, Le Sort tomba sur le plus jeune, Flammarion, mars 2019, 121 pages, 15 eur

(1) Prismes, Critique de la culture et société: « Écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes. »

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