Lector in fabula, à propos des éditions « revues et corrigées » des romans de Ian Fleming

L’un des défauts majeurs des médias consiste à présenter comme nouveaux, inédits, extraordinaires des faits en réalité vieux comme le monde. On évoque ainsi à grand fracas depuis quelques semaines la publication de versions « woke » de Charlie et la chocolaterie de Roald Dahl et des romans de Ian Fleming, mais il n’est pas difficile de trouver des précédents à ces remaniements visant à éviter de froisser la sensibilité — en anglais, sensitivity — d’une partie du public.

Pour n’en citer que deux ou trois, rappelons par exemple qu’Hergé, pour échapper à l’accusation (justifiée) d’antisémitisme qui pesait contre lui, avait rebaptisé Bohlwinkel un personnage véreux nommé à l’origine Blumenstein (les tintinophobes pourront noter au passage que ce pentimento était bien léger). On pourrait évoquer aussi la version cinématographique et très poussive de L’Avare sortie en 1980, avec Louis de Funès dans le rôle de Louis de Funès : le texte de Molière y était fidèlement respecté, mais on avait toutefois jugé bon de supprimer la réplique « Quel Juif ! quel Arabe est-ce là ? »

Autre cas du même ordre dans Keoma, l’un des westerns italiens les plus intéressants jamais tournés : dans la version anglaise — version internationale —, Franco Nero traite à un moment donné de nigger un personnage noir qui est pour lui comme un père spirituel. La version française ne reprend pas cette insulte, ce qui amène une belle absurdité — on ne comprend plus rien aux excuses présentées par Nero (on notera au passage l’ironie de ce nom ici) une minute plus tard. De quoi diantre devrait-il s’excuser, puisqu’en français il n’a rien dit ? Ajoutons enfin un exemple à deux sous qui ne manque pas de piquant. Quand, en 1983, sortit le film Le Battant, avec Alain Delon, on réédita le roman d’André Caroff qui avait servi de base au scénario, mais, comme ce roman avait été publié dix ans plus tôt, on remplaça dans le texte tous les véhicules automobiles par des modèles plus récents !

Si ridicule qu’il soit, ce dernier exemple mérite qu’on s’y attarde. L’absurdité même de la démarche — pour un lecteur de 2023, les modèles de voitures de l’édition 1983 semblent aussi datés que ceux de l’édition originale — est le signe d’un symptôme inquiétant : la négation de cette chose toute bête qui s’appelle l’Histoire, autrement dit le refus d’admettre que le monde n’a pas toujours été comme il est aujourd’hui. Curieuse schizophrénie de notre époque, si friande de romans historiques et si dédaigneuse de la vérité historique… On pourrait évoquer, dans le même désordre d’esprit, la suppression systématique du passé simple dans les rééditions de la Bibliothèque Verte : c’est-y pas plus cool, un récit au présent ? À ceci près que cette négation du temps a pour corollaire la négation de toute causalité – tout arrive « comme ça » —, et donc la disparition de toute réflexion.

Les ayants droit de Ian Fleming justifient le « ravalement » qu’ils ont fait subir aux romans qui seront republiés dans les semaines qui viennent en disant qu’il s’inscrit dans le droit fil de ce que Fleming lui-même avait fait, ou tout au moins approuvé. Live and Let Die avait effectivement connu, du vivant de Fleming, deux éditions. Le roman sort en Angleterre en 1954, et l’année suivante aux États-Unis. Mais, entre-temps, l’éditeur américain a exigé la suppression ou l’adoucissement de certains termes insultants appliqués aux Noirs (le titre du chapitre 5, Nigger Heaven, devint par exemple Seventh Avenue). Et Fleming, nous dit-on, s’était plié de bon gré à cette requête, tout comme il avait renoncé, sur la demande de son agent américain, à  tuer Felix Leiter, agent de la CIA et meilleur ami de Bond.

Tout cela ne doit pas nous faire ricaner. Aujourd’hui encore — aujourd’hui plus qu’avant, l’appellation « l’Arabe » pour désigner celui qui restera jusqu’au bout « l’Arabe » dans L’Étranger de Camus ne laisse pas d’être problématique (cf. le roman « miroir » de Kamel Daoud Meursault, contre-enquête), et il est inutile de souligner à quel point tel mot, tel qualificatif pourra blesser toute une catégorie de lecteurs.

Ian Fleming

Mais l’ennui, c’est qu’il est bien difficile, dans une œuvre d’art — puisque c’est bien de cela qu’il s’agit — de se livrer à un ravalement de façade sans ébranler les fondations. Ou, pour dire les choses autrement, on sait où on commence, on ne sait pas où on finit. Où on doit finir. Si l’on en croit la presse anglo-saxonne, les corrections apportées dans les nouvelles éditions des romans de Fleming ne concerneraient que les Afro-Américains. Les noms d’oiseaux appliqués aux Asiatiques sont restés tels quels. Tout cela, on l’admettra, manque singulièrement de cohérence. Mais va-t-il alors falloir débaptiser le roman Goldfinger, puisque ce nom indique, et dès la couverture donc, que le méchant de l’aventure est juif ?

La solution est en fait assez simple. Publions les textes tels qu’ils sont, mais avec une préface, une postface ou des notes en bas de page qui, comme on dit, replaceront les choses « dans leur contexte », ce qui ne veut d’ailleurs pas dire « les justifieront ».

Sinon, on oublie que ce qui fait la force de toute œuvre d’art, c’est la contradiction qu’elle contient. Que le miracle de l’art est qu’il est toujours fortement inscrit dans son temps et qu’il échappe à son temps. Fleming était-il raciste ? Bien sûr. Mais l’important est de voir comment, au fur et à mesure, il l’est devenu moins. Lui-même expliquait que, ayant découvert, à la suite de ses voyages en Union Soviétique, que les Russes n’étaient pas aussi terribles qu’on pouvait le croire, il avait été amené à renoncer dans ses romans à attribuer au Smersh (les services secrets russes) le rôle de l’organisation criminelle et avait donc imaginé le Spectre, organisation « internationale ». Hergé était-il raciste ? Et comment ! Mais l’important, c’est que, dans Les Bijoux de la Castafiore, le responsable du vol se révèle être, non plus tel ou tel Tsigane, mais une pie (qui apparaissait d’ailleurs, mon cher Watson, dès la première vignette de l’album). 

Il y a toujours, dans une œuvre d’art, un retournement, ou en tout cas un retournement possible. Il n’est pas sûr que Fleming avait vraiment viré sa cuti avant de mourir, mais, qu’il le veuille ou non, et tant pis s’il se retourne dans sa tombe, la base qu’il avait créée a permis — même si cela a pris cinquante ans et une vingtaine de films — de faire de Felix Leiter, le meilleur ami de Bond, un Noir. Et de faire des femmes de véritables héroïnes n’ayant désormais strictement rien à envier à Bond.

Parce que, comme le disait Marcel Proust, qui connaissait assez bien la question, il ne faut jamais oublier que tout roman a deux auteurs. L’auteur original. Et le lecteur.

FAL

Frédéric Levy est un éminent membre du James Bond Club et l’auteur d’un admirable Bond, l’espion qu’on aimait.

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