Proust, James Proust, et l’affaire de la Madeleine

Si l’on devait avaler une madeleine chaque fois qu’on lit ou entend l’expression « madeleine de Proust », on risquerait rapidement une indigestion. D’autant plus que la majorité de ceux qui citent cette pâtisserie ont tendance à oublier la recette de l’Oncle Marcel et la dénaturent.

 

Il est peu probable que les spectateurs texans ou néo-zélandais ou japonais qui ont vu le dernier « Bond », SPECTRE, aient eu conscience que le nom de l’héroïne interprétée par Léa Seydoux, Madeleine Swann, était une référence directe à Proust, mais il n’est pas sûr non plus que les spectateurs français que cette référence a fait sourire aient bien saisi le sens qu’elle avait dans l’architecture même du film.

Car la manière dont l’expression « c’est ma madeleine de Proust » (ou, mieux encore, « c’est ma petite madeleine de Proust ») revient quotidiennement dans les conversations dès lors que quelqu’un évoque le moindre souvenir, y compris celui de sa première paire de pantoufles, ne laisse pas d’être désespérante. Rançon de la gloire, certes : la notoriété ne va pas sans une certaine « érosion », sans un certain affadissement, mais en l’occurrence l’affadissement frise le contresens.

On pourrait évidemment dire à tous ceux qui évoquent « leur madeleine de Proust » que, si elle est « de Proust », elle ne saurait être leur, mais l’ironie ne ferait qu’ajouter au contresens, puisque Proust explique précisément dans les dernières pages de la Recherche qu’un écrivain n’offre pas tant sa vision personnelle du monde à ses lecteurs qu’il aide ceux-ci à mieux mettre au point leur propre vision du monde. Il leur prête bien moins ses yeux qu’une paire de lunettes. Il joue purement et simplement le rôle d’un opticien. Vision ? Non. Révision.

Et donc, la fonction du souvenir dans l’épisode de la madeleine (1), ou celle de la littérature, puisqu’il s’agit en fait d’une seule et même chose, c’est de nous offrir une expérience bis qui porte une vérité qui, paradoxalement, était absente de l’expérience première. Marcel sent bien mieux le goût de la madeleine lorsqu’il le retrouve ‒ au demeurant un peu par hasard, car ce goût est associé à la sensation physique de dissolution de la madeleine sous l’effet du thé ‒ que lorsqu’il consommait cette madeleine dans son enfance. Il n’est d’ailleurs pas inintéressant de constater que dans la première version du fameux passage, celle qu’on trouve dans le Contre Sainte-Beuve, « brouillon » de la Recherche, la madeleine n’est pas encore une madeleine, mais une biscotte. Car, qu’est-ce qu’une biscotte ? Comme l’indique l’étymologie du mot, une biscotte est une pâte qui a dû être cuite deux fois pour gagner sa véritable nature. Le souvenir est donc la deuxième cuisson qui donne à l’expérience que nous avons vécue le sens qu’elle n’avait pas encore en live. Le remplacement de la biscotte par une madeleine dans le Recherche constitue, on l’aura compris, une parfaite mise en abyme que les psychanalystes se font un plaisir de commenter (la madeleine n’est pas sans ressembler à un sexe féminin, mais cette image avait été pudiquement refoulée au profit de la chaste biscotte, laquelle constituait toutefois un compromis, puisqu’elle portait en elle cette idée qu’il allait falloir réviser la copie, la recuire, pour dégager/retrouver sa définition véritable).

 

manuscrit de La Recherche du Temps perdu

 

Cet épisode de la Recherche ne serait qu’épisodique s’il ne résumait pas à lui tout seul une microstructure récurrente chez Proust et l’architecture globale de son œuvre. La microstructure, c’est l’emploi systématique de la cataphore, qui a donné tant de fil à retordre au traducteur de Proust en arabe, puisque l’arabe ne connaît pas cette figure. Cataphore ? Ce n’est pas très compliqué : quand on fait intervenir le même personnage deux fois dans une même phrase, on peut recourir de deux manières différentes au pronom qui le représente pour éviter une répétition. On peut utiliser ce pronom après avoir utilisé le nom : « Entendant Pierre parler ainsi, je lui ai répondu que… » (dans ce cas, c’est l’anaphore). Mais on peut aussi, en français en tout cas, faire l’inverse : « L’entendant parler ainsi, j’ai répondu à Pierre que… » Proust a un faible pour cette seconde version, mais on aurait tort de voir là une coquetterie : elle signifie que l’identité de Pierre n’existe vraiment que lorsqu’il apparaît dans la phrase une seconde fois, ce qui, après tout, répond à une certaine logique. Au départ, on se borne à entendre une voix ‒ des propos… Lorsqu’on se décide à répondre, on répond à celui qui les a tenus.

Quant à la structure globale de la Recherche, elle touche à l’absurde, celui-là même de l’existence humaine. Dans les dernières pages du Temps retrouvé, le narrateur découvre sa vocation et se dit qu’il va devenir écrivain. Oubliant, semble-t-il, qu’il a déjà écrit à peu près trois mille pages pour parvenir à ce scoop sur lui-même. Avec Nietzsche, Proust nous rappelle qu’il faut beaucoup de temps pour devenir ce que l’on est. Ou même ce que l’on a été.

 

Daniel Craig et Léa Seydoux dans SPECTRE
Léa Seydoux et Daniel Craig dans SPECTRE

 

Qu’on cesse donc, par pitié, de déballer des madeleines lorsqu’on fait allusion à un souvenir, important peut-être, mais qui ne gagne rien en force ou en signification du fait qu’il ressurgit dans l’esprit. Ah oui, SPECTRE… le choix de nommer l’héroïne Madeleine Swann trouve sa justification au moins dans deux éléments du film. Le premier, c’est Blofeld. Vieille connaissance ? Oui, l’ennemi juré de Bond depuis le départ, presque aussi récurrent que lui dans la série. Mais Bond découvre ici, ou tout au moins nous fait découvrir, que Blofeld n’était pas son ennemi depuis le départ, mais depuis la naissance, depuis leur naissance, puisqu’ils étaient frères de lait. Ou, pour dire les choses autrement, la métaphore « frères ennemis » n’est pas ici une métaphore et doit, dans leur cas, être prise au pied de la lettre. L’autre élément, c’est Madeleine Swann elle-même. Cette Bond Girl ‒ entre autres parce qu’elle a un père, et un père manifestant à l’égard des lois un respect limité ‒ est une espèce de réincarnation de Tracy, qui fut l’épouse légitime de Bond dans Au service secret de Sa Majesté. Les rumeurs internettiques selon lesquelles elle réapparaîtrait dans le prochain épisode (pour se faire occire tout aussitôt par Blofeld) en tant que seconde épouse officielle de Bond sont, comme d’habitude, fondées sur du vent, mais elles ne sont pas délirantes, dans la mesure où Madeleine Swann est la première Bond Girl en plus d’un demi-siècle qui dise clairement au héros : « Choisis : c’est moi ou ta carrière d’agent secret. »

Bien au-delà de SPECTRE, l’idée d’un souvenir plus vrai que l’expérience première est un assez bon résumé du destin de toute œuvre d’art, objet constamment relu, revu, réinterprété, réévalué à travers le temps et l’espace. On pourrait glisser ici mille citations. Contentons-nous de reproduire cette déclaration du réalisateur Robert Altman, tout simplement parce qu’elle est marquée au coin du bon sens :

 

Rien ne m’agace plus que ces gens qui vous répondent : “Je l’ai déjà vu” quand vous proposez d’aller voir un film. Si vous avez vu un film une fois et s’il présente quelque intérêt, vous ne l’avez pas vraiment vu. Parce que, si versé que vous soyez dans l’art et la technique du cinéma, la première fois que vous voyez un film, vous le voyez comme vous lisez un roman policier. Vous jouez au jeu des devinettes. “ Ah ! elle va le quitter. Tiens, elle ne le quitte pas… Ce doit être une lesbienne. Finalement, non. ” Vous passez toute la durée du film à corriger vos hypothèses. La deuxième fois, vous êtes prévenu ; vous ne tombez plus dans les pièges de l’intrigue ; vous pouvez regarder les coins du tableau, ses nuances ‒ les choses qui, pour moi, font vraiment un film. »

 

Et ajoutons, puisque nous parlons ici de cinéma, qu’il se passe désormais une chose étrange. Tous ces films qui ressortent « restaurés » (entre autres par les magiciens des laboratoires cinématographiques de Bologne) s’offrent à nos yeux avec une qualité technique, qu’il s’agisse du son ou de l’image, dont on peut gager qu’elle est bien supérieure à celle des copies originales projetées il y a trois quarts de siècle. Comme souvent, l’intuition du poète, qu’il se nomme Lucrèce, Baudelaire ou Proust, a devancé les découvertes de la science. Il est désormais prouvé qu’un duplicata peut être plus authentique que son original.

 

FAL         

 

(1) On consultera avec intérêt l’édition des trois versions manuscrites de l’épisode de la madeleine (Editions des Saint-Pères)

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