The Swimmer de Frank Perry, le plus beau rôle de Lancaster

Avez-vous lu John Cheever (1912-1982), nouvelliste, admiré en son temps par Nabokov, Hemingway et Philip Roth – c’est-Wikipédia-qui-me-l’a-dit ? Moi non. Pas encore. Car après avoir enfin vu ce Plongeon (ne m’interrogez pas sur le mystère des traductions de titres), il me faut absolument démêler qui, de Burt Lancaster en maillot de bain – même à moi ça ne suffirait pas ! – du réalisateur, qui se fâcha avec le producteur et fut pour les deux dernières séquences remplacé par le plus convenu Sydney Pollack, ou de l’auteur, fit de ce film non seulement un hapax, un « film culte », selon l’expression consacrée mais la merveille absolue que je vis hier soir et qui m’a durablement envoûtée comme seuls David Lean et son Brève rencontre, Fred Zinnemann avec Cinq jours ce printemps-là ou encore Les Ensorcelés de Minnelli, l’avaient fait autrefois.  

Tourné en 1966, l’incroyable objet ouvre le ban de cet “âge d’or” ou “parenthèse enchantée” qu’on dit « Nouvel Hollywood” avec une grâce, un art et une audace sans égal. Peut-être, certainement, un des dix plus grands films parmi tous les bons, les excellents objets, consacrés au plus rebattu et plus convenu des sujets : la facticité et la viduité de l’American way of life, Mad men and Desperate women, ennui, cocuages et alcoolisme mondain. Bien entendu, derrière ce chef-d’œuvre, l’ombre de Thoreau, accotée à celle des Aborigènes, règne, maîtresse nécessaire de la place … Qu’avons-nous fait, enfants, malheureux enfants, du présent sans pareil que constitue l’invraisemblable pays ? De ce Nouveau monde, qui nous avait été donné pour y faire paître en paix le troupeau du Seigneur, nous avons fait l’un des visages de l’Enfer, racisme, stasis, argent, autodestruction et dépravation à gogo.  

Générique. Lancaster, 55 ans, le détail est d’importance, court dans la forêt, torse et pieds nus, sans, de son pas à la nature accordé, importuner ni le grand cerf ni le hibou ni le lièvre avant d’arriver au seuil d’une villa cossue, dont il connaît les résidents et leurs amis. Il est ou fut l’un d’eux, vautrés à s’ensucrer et s’enivrer encore au lendemain d’une fête trop arrosée.  

Merrill (c’est là le nom du personnage de Lancaster) a pour projet de remonter ce qu’il appelle “La rivière Lucinda”, du nom de son épouse, tantôt à la nage, suivant l’itinéraire des piscines, signe extérieur de richesse aussi essentiel que le vison de Madame en ce temps-là, en longues foulées ou en grandes enjambées, sautant comme cabri au retour de la transhumance les étroites barrières de ses domaines d’hiver. Au passage déjà, à chaque station, Merrill accepte ou quémande un verre d’alcool, faisant pressentir au spectateur, qu’il ne s’agira pas ici d’une description clinique et réaliste de l’abominable way of life mais du plus métaphysique et talentueux récit qui se puisse de la chute d’un homme, du déclin annoncé et déjà en cours de l’empire américain. De cet empire et du capitalisme, l’effroyable système qui l’a rendu possible, on pourrait dire ce que Montherlant, naguère, par la voix de son personnage, le maître de Santiago, hurlait à la face de la France : Les colonies sont faites pour être perdues, elles naissent avec la croix de mort au front.  

Si l’ombre de Thoreau interroge des êtres capables de vivre en pleine nature, parés comme banquiers et courtisanes, dans l’oisiveté vaine et non le noble otium savant, livrés sans vergogne aux seuls caprices du dieu Baal, à la dépendance des choses et à la vanité du paraître, les âmes indiennes rendent à la figure centrale du film ce qui me fit le chercher et déroger au métronome qui rythme mon travail, l’art de la nage ou natation, ses lettres de noblesse un peu oubliées depuis la disparition de Shelley et la passion grandissante pour un olympisme de la seule performance.  

En effet, l’eau, ce trésor naturel, ne désaltère pas seulement les glottes, qui permet, fusionnant avec elle ou en elle, d’abreuver l’âme : eau lustrale du baptême ou simplement cet art très simple de conjuguer lâcher prise absolu et maîtrise des gestes, pour que se taisent en nous la volonté et le désir. De tout ceci, Charles Sprawson, dans son sublime Héros et nageurs, essai historique consacré à cet art de vivre, cette métaphysique, vous parlera mieux que moi, qui ne peux que m’incliner, admirer l’offrande à l’art de la natation que constitue, métaphore et réalité ensemble, ce film.  

Merrill, par sa présence, métamorphose l’espace clos des piscines privées, ces viles baignoires à rupins, en fleuves impassibles et en torrents désirés. De la précision de son geste, fendant l’eau sans la blesser et de sa capacité à retenir son souffle en apnée, il fait une leçon de vie. Chaque bain et chaque station comme une étape du calvaire. Au-delà d’une certaine limite, même le ticket de Lancaster cesse d’être valable. L’énigme de la Sphinge, toujours elle, faisait avec raison du boitillement la porte de la vieillesse.  

À la fin de l’histoire, pauvre et nu, éclopé, grelottant sous une pluie torrentielle, malmené au point le plus vif par l’élément qu’il aimait entre tous, le fringant nageur, seul devant la porte comme l’est Beckmann, le personnage d’une des plus fortes œuvres allemandes de l’après-guerre, celle d’Ernst Borchert, frappe comme un sourd à l’huis d’une existence que ni la guerre ni la prison à l’Est n’ont détruit mais lui et seulement Lui. Par sa soumission au rêve de réussite, il se sait, qui demeure l’unique maître d’œuvre de ce ravage absolu que furent son existence et son mariage et connaît toutes les âmes qu’il a, de son égoïsme et de ses trompeuses amours, blessées. Nul autre. Acmé, la pénultième scène que lui joue une ancienne maîtresse, lui jetant au visage son désarroi de l’avoir su si lâche, de les avoir espionnés, lui et sa merveilleuse petite famille, se réjouissant, au sortir de ses bras.  

Autre moment phare, les retrouvailles de Merrill avec Le plus bel amour de don Juan où Cheever réécrit à l’américaine la merveilleuse nouvelle de Barbey d’Aurevilly.  

Comparé à ce film, que vaut la mort sordide d’un commis voyageur, en dépit du talent d’Arthur Miller ? Que valent tous les Woody Allen, tous les Denys Arcand ? À cela et à cela, supplément d’âme, génie, duende, seul, qu’on reconnaît un chef-d’œuvre : le livre, le film, le tableau, les quelques notes de musique ou éclats de voix qui, par une sorte de miracle, sonnent si juste qu’ils assourdissent le vacarme des analystes, des observants, des critiques, des laborieux, des habiles et des seuls intelligents. Ce frémissement soudain de l’exactitude comme glas des fausses gloires.  

De cet opus majeur, il y aurait tant à dire, à écrire, je terminerai par ceci : tout Bernanos, sa modernité considérée comme conspiration contre le silence et tous les infinis et légitimes bavardages de Murray contre l’homo festivus, se trouvent concentrés en une scène, un plan, un instant d’éternité où Lancaster nage, en compagnie d’un enfant qui a peur de l’eau, dans une piscine vide. La vie est un fil de la vierge et le seul moment qui compte n’est que l’instant où vous acceptez, Pascal, toujours lui, en dépit de vos craintes, votre terreur naturelle du vide et des tentations mondaines, de plonger et ensuite de contrôler votre souffle, le souffle vital, le rouah des juifs.  

Placez vos bras, respirez, laissez-vous portez et avancez, sans jamais vous retourner. En solitaire, en confiance et en amour. Joie, joie, joie, pleurs de joie. Jusqu’au bout du voyage, de la plus minuscule des pataugeoires faire une rivière, Lucinda ou autre, qu’importe son nom, jusqu’à la mer… Sans retour. Cela a un beau nom, ça s’appelle l’adhésion à la vie, comme une valse à trois temps ou une  calypso, selon le rythme que vos poumons, votre pneuma, vous permettra de donner à votre respiration, à danser chaque heure et chaque jour avec vos descendants, vos ascendants et l’humanité en son intégralité…  

Lâcher prise et technique. Aimant, vivant, écrivant, pourvu que vous fassiez, au lieu de demeurer des journées entières sous l’arbre à palabres ou aux seuils merveilleux de vos châteaux d’Espagne, brasse après brasse, un pied, un livre, un poème, un acte… après l’autre.    Ce film fut à Lancaster ce que Monsieur Klein fut à Alain Delon, son préféré en raison des risques encourus.  

Sarah Vajda

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