Les enfants d’Asperger, le dossier noir des origines de l’autisme

À la munificente préface donnée par Josef Schovanec à cette rare étude, Les Enfants d’Asperger, le dossier noir des origines de l’autisme, cet ouvrage salutaire, ma recension, ma critique, mon éloge en un mot, ne saurait ajouter ni retrancher une ligne.  

En effet, dans un monde sensé, ce livre eût dû faire la Une. En tous lieux se voir présenté et débattu  au ministère de la Santé, à l’Université, sans oublier les centres, les hôpitaux, les classes spécialisées, les CMP, ces hauts lieux consacrés à la très noble discipline dite « hygiène mentale » où l’on prétend encore remédier à l’autisme au lieu de traiter ces gamins-là comme des hôtes étrangers, dialoguant et s’acclimatant les uns aux autres dans la douceur et l’allégresse congruente à la venue d’un enfant, au lieu de s’évertuer de plier ces intrus à un monde déficient, Schovanec a vu l’essentiel. Ce qui rend cette étude historique tellement précieuse à notre temps tient à l’importance offerte au mal dont crève le monde, ici, les sujets autistiques, cette manie du diagnostic, cette furie de l’étiquette, cette psychose de la norme sortie, toute entière, du IIIe Reich, qui sur ce point et bien d’autres, fut vraiment Reich millénaire. Non que le Reich et ses valets aient inventé le diagnostic ou même les stérilisations forcées et les euthanasies d’État mais lui, le premier, a su avec le sens de l’organisation qu’on lui connaît, les systématiser et ensuite, point capital, s’évertuer à cette furie de remédiation, de tentative de mise en conformité des déviants pour, à la suite de cet effort, son échec, préconiser la mort : punir en quelque sorte les malades de lui donner tort.    

La manie du diagnostic

La manie du diagnostic s’avère aussi utile à nos démocraties, qu’elle le fut au fascisme. Chacun, rassuré quant à l’état du monde, impute ses malaises et son mal être à sa propre folie. Les autistes pullulent aujourd’hui, de même, les enfants hyperactifs, sans oublier les dys…lexiques, praxiques, calculiques, orthographiques, phasiques, harmoniques, morphiques et j’en passe, chaque homme dans sa nuit, devenu peu ou prou chair  à  médecines : l’un est maniaco-dépressif, bipolaire, l’autre a des tendances schizoïdes et le troisième enfin est hystérique. Le surdoué, autiste, le sous doué, un sujet Mensa qui s’ignore, le timide, asocial  et l’éloquent, hyperactif. L’homme, inadéquat à un monde chaque jour plus difficile – la faute à la supra organisation, la gestion collective, le management des ressources humaines —,  le serpent se mord la queue et y perd la tête,  pourtant personne ou presque ne trouve plus à redire à cette mise en carte du monde psychique. Jules Romains,  le premier, s’en était effrayé et son Knock ou le triomphe de la médecine,  déjà en 1923, affirmait bien haut : Tout homme bien portant est un malade qui s’ignore.

À cette heure, il ne s’agissait que d’arracher aux habitants des campagnes leur ultime héroïsme, cette fierté de n’aller chez le médecin qu’à la veille de passer. Tempérament de bêtes, se gaussaient les gens de la ville. Sans doute. Ils avaient pour eux leur fierté… et puis la médecine contemporaine, à l’instar de cent progrès techniques, n’est pas avancée qui doive être en sa totalité réfutée. Au contraire. Simplement, pourquoi en avoir fait l’auxiliaire du pouvoir, lui confiant le soin de débarrasser l’État, tous les états, dans la paix comme dans la guerre, en fascisme ou en démocratie, des encombrants ? Opposants, dissidents, différents et inadaptés. Mengele et ses pareils, hauts représentants des fières races germanique et nippone, ne furent pas les seuls prestataires de service de l’État assassin. Sous d’autres formes, la machine de la bonne mort a fonctionné qui, d’ailleurs ne s’est guère, une autre affaire, enrayée. Voici l’affaire de ce livre.    

Qui étaient les encombrants du nazisme exceptés, chose naturelle, les communistes et les opposants déclarés, empêcheurs de penser en rond, se soumettre, particulièrement l’église confessante, quelques prêtres et leurs ouailles, les sectaires, que l’on traque encore aujourd’hui et qui pourtant ont payé le plus lourd des tributs, les amants de l’espéranto, les juifs, la chose est bien connue et avec eux toutes les « sous-races » de l’empire défunt :  tsiganes, yéniches, slaves…, lourde liste à laquelle il convient d’ajouter les enfants différents, malformés, handicapés, disparus en compagnie des asociaux et des misérables. Un peu d’histoire avant d’entrer dans le vif du sujet.  

hygiène raciale

Le terme d’ « hygiène raciale » fut inventé en 1904  par Alfred Ploetz, biologiste — hasard ou nécessité germanique ? —,  sous couvert de « maintenir l’héritage génétique et racial » d’une population dont les principaux maîtres formèrent de jolis spécimens : un pied bot, un obèse morphinomane, un hypocondriaque dévoré de colites et de divers maux de ventre… Trêve de plaisanterie, le délire a touché les handicapés mentaux avec le programme T4, ou Tiergartenstrasse 4. Ensuite suivirent, sans discontinuer, les sourds et les aveugles,  les enfants des rues, les asociaux, les difformes, les rebelles, les jeunes filles hystériques qui préféraient dialoguer avec les spectres qu’avec les cheftaines des jeunesses hitlériennes et enfin là, qu’intervient le livre d’Édith Sheffer, les autistes du bon docteur Asperger : l’homme qui a donné ses lettres de noblesses à une certaine sous-division de la catégorie, les sur-doués, d’une intelligence plus masculine que féminine, capables d’apprendre une langue en trois mois, de retenir des chiffres, de prévoir le numéro qui tombera à la roulette, ceux qu’on exhibe au cinéma et qu’Asperger a donné ordre de mettre à mort comme les autres, ceux qui, faute d’être entendus,  se tapent la tête contre les murs, à moins qu’ils ne se soumettent, dociles,  à la remédiation, pour se voir chassés comme bêtes puantes,  le temps venu de leur passage à l’âge adulte et dépérissent ensuite de moult maladies, comme toujours se mettent à dysfonctionner les corps des exclus, des mal aimés, des rejetés. Considéré comme rebut,  chacun, c’est là fait de nature, la grâce à l’alcool, aux drogues, aux mauvais plaisirs…ou simplement à l’infinie tristesse, se conforme au jugement d’autrui.    

Schovanec a raison de noter que bientôt un test de dépistage  permettra aux autistes, comme c’est déjà le cas pour les trisomiques 21, de ne plus naître dans un monde résolument mis au pas, en forme et en santé. Le capital a nécessité de bras et de jambes surtout d’âmes flexibles et corvéables à merci, de soumis et de ravis de la crèche, au besoin assommés de pilules roses,  et non de philosophes et de poètes, hâves et inquiets, bénissant leur maladie sous le noble vocable de « seconde santé ». Les uniques mal portants tolérés sur cette terre seront les obèses – prime au  consommateur oblige — et les cancéreux, leurs frères aux organismes endommagés par cette même société dont le mot d’ordre fut résumé à merveille et de manière définitive par John Carpenter en l’année 1988 dans Invasion Los Angeles : Consomme, regarde la TV et meurs.    

Avant que l’autisme ne disparaisse de la surface de la terre, il conviendrait de lire l’ouvrage qu’Édith Sheffer, professeur à Berkeley, a consacré au docteur Asperger, un honorable catholique autrichien qui ne s’encarta pas chez les nazis  mais mit à profit le programme T4, continué dans le plus grand secret jusqu’en 1945, pour affiner sa science du diagnostic et en tirer les conséquences : savoir qui était ou n’était pas ré-adaptable, susceptible ou non d’aller au pas de l’Oye et de servir son pays. Qui était digne ou indigne de servir non pas en vérité le Reich mais l’art médical.  

Ceci a un joli nom, femme Narsès, ça s’appelle l’utilitarisme et depuis que j’ai grandi, que je suis sortie de la maison de mon Père, à l’otium savant, entièrement vouée, je n’ai plus rencontré d’autres valeurs que cet « akoissassert », du latin à l’élégance, du parfum aux fleurs, du style à l’éloquence, qui ne m’en suis jamais remise, moi, qui dès le premier jour où je vis un acteur, un saltimbanque, décidai sur le champ vouloir vivre sur la scène, tréteaux de bois ou piste de sable, à l’ombre d’un rideau rouge, loin des diktats de l’école, des visages et des silhouettes ordinaires, à l’écart de cette masse informe, marchant à pas égal, à heures fixes, pour se rendre au travail et revenant chaque soir plus usée et plus lasse dans sa cage de verre vivre la vie, que Jacques Tati avec génie démontait sous mes yeux ébahis. Le destin m’a servie comme il a servi Édith Sheffer, qui découvrit l’existence du docteur Asperger à la naissance de son fils, comme moi, je m’étais vue foudroyée par les puissances du diagnostic, quand mon fils à deux ans ne parlait pas encore. En ma jeunesse, je criai à quoi bon diagnostiquer ce que vous ne saurez guérir et pourquoi ne pas élever face à face, par la parole et le jeu, mon fils comme si j’ignorais sa « maladie » ? Il me fut répondu : taisez-vous mère-frigidaire, mère coupable, expiez et souffrez le juste châtiment  de votre crime ! Aujourd’hui, Bruno Bettelheim passe pour ce qu’il fut, un escroc et un charlatan, sans doute aussi un mauvais fils  mais les enfants autistes ne sont pas mieux lotis et soutenus, éternelles victimes d’un diagnostic, qui sépare les séparés existentiels encore davantage du monde comme il va mal. Évidemment, me direz-vous ;  pourquoi faut-il toujours avoir eu à en découdre avec l’institution pour s’intéresser à ces sortes d’affaires ? Une autre histoire ?

La même toujours, le goût de la norme, le vain désir d’en être, la petite satisfaction de s’estimer, en cela au moins, par la race, la santé, supérieur, à la manière dont les plus vils des humains martyrisent, castrent leurs animaux domestiques, font de leurs félins des peluches et des loups devenus chiens, des inutiles à leur image et non plus des bergers et des sentinelles, ou encore rient d’eux dans les zoos. Le bon docteur Asperger, lui, ne riait pas, prétendant guérir et adapter ces enfants  et ensuite après examen, réajuster son diagnostic, se substituer à Dieu, inscrivant sans vergogne ces petites vies dont il avait le soin dans le livre des vivants ou le discret carnet à la couverture marbrée de noir et blanc portant les dates d’admission, de naissance et de décès des victimes. 789 cerveaux seront retrouvés en 1984, enterrés et honorés d’un fort inutile monument. Presque aucun médecin ou infirmière, instituteur, auxiliaire de sélection, ne sera jugé.  À Nuremberg ou ailleurs. Pas davantage, les psys des années 80 qui ont morigéné les mères — certaines furent poussées au suicide — ou les neurologues d’aujourd’hui qui préconisent bêta-bloquants ou Ritaline ou encore les généticiens, qui réfutent jusques à l’existence d’une différence qui ne soit un handicap, ne connaissent la désapprobation ou même la critique. Œuvrant dans le soin, ces modernes Charon passent pour des bienfaiteurs. Qui maîtrise le diagnostic demeure le maître.  

 La psychiatrie

La psychiatrie, loin de s’être dénazifiée, va toujours du même pas, comme une valse à trois temps : diagnostic, essai de normalisation, abandon.  

Aujourd’hui ces enfants à nouveau doivent périr – trop de malheureux sur la terre -, la question climatique, les outrages du capitalisme et des puissants exigent une sélection draconienne  des pitiés. La mort moderne (le lecteur que cela intéresse lira mon éloge du livre de Carl Henning Wijkmark parue en son temps dans « Idiocratie moins 3 ») exige, qu’à la rampe de ce nouvel Auschwitz, soient mis de côtés les improductifs, vieillards et « handicapés ». Ce qui évidemment met en lumière la douloureuse question de l’autisme, considéré comme un handicap psychique. Selon Temple Grandin et le docteur Simon Baron-Cohen, cousin du grand Sacha,  il s’agirait d’une forme de perception différente du monde, qui conduirait à d’autres intelligences,  résumées par Grandin en cette superbe formule « sans autistes pas de Silicon Valley » et donc ni Luminal ni Zyklon B pour se débarrasser des surnuméraires parmi les surnuméraires. Évidemment, plus de Beethoven ou de Mozart, plus de savants encyclopédiques… Rien que des encodés, des encartés, des soumis et des collabos.   

Département de pédagogie curative, hôpital de Vienne, à la fin des années 1930 : Asperger et son équipe s’attellent avec dévouement à permettre à des enfants différents de prendre leur place dans la communauté.  L’intention semble louable, ce d’autant plus, qu’ici, dans cet hôpital universitaire, on pratique le sport, le théâtre et  la musique.  Les enfants ont été adressés par les écoles. Certains jugent les cours stupides, d’autres sont simplement moqués par leurs camarades ou soupçonnés de cacher des tendances homosexuelles. Leurs compétences parfois étonnent mais les résultats restent médiocres. Asperger reçoit ces enfants, le plus souvent ce sont des garçons, afin de mesurer leurs capacités d’adaptation et dans la mesure du possible, s’évertue, avec dévouement et conscience professionnelle,  à  y remédier. Kommando Normalisation, Eins, Zwei Drei… La plupart du temps, ça ne marche pas, direction le Spiegelgrund et la mise à mort. Vous lirez. Vous verrez comment les adolescents, que vous eûtes, lecteurs, chers lecteurs, toute licence et  la grande chance d’être, ont été liquidés et comment aussi ces remarquables praticiens testaient les vaccins sur des handicapés mentaux.

Ce qui importe, plus que tout, tient à l’effort affirmé et réalisé de retracer « la manière dont les valeurs et les événements du IIIe Reich ont modélisé la psychologie autistique d’Asperger ». L’histoire de la folie est une affaire politique, du diagnostic à la décision d’extermination pure et simple, en passant par la stigmatisation et la mise à l’écart. Le couplet sur l’absence présumée d’émotions et de conscience de la mort, unie à la certitude d’œuvrer pour le salut commun, en libérant des crédits à consacrer aux valeureux soldats et aux merveilleux Babys des Lebensborn, la plume de Shetter est impitoyable. Les faits sont les faits, les chiffres parlent. Ils crient vengeance, justice et réparation, exigent la refonte totale et absolue de la pensée, qui semble aujourd’hui plus impossible que jamais, tant le moindre mortel se complait avec une délectation sans pareille  au jeu magique de l’auto-diagnostic, quêtant son code-barre — qui suis-je et combien vaux-je ?, sur l’échelle de la santé mentale? Une mode, l’autre, la furie psychanalytique se sera métamorphosée en folie génético-médicale.    

Le bienfaiteur

Jusqu’à aujourd’hui — la parution de ce livre et les premières investigations des chercheurs — le docteur Asperger était considéré comme un bienfaiteur. Pour pasticher un feuilleton à multiples épisodes : voici donc son histoire et celle d’un diagnostic oublié du temps où la psychiatrie, celle de Tosquelle, Ey, Basaglia, Lainé … s’essayait à se libérer du diagnostic et à tenter de faire circuler la vie et seulement elle, et écoutait la souffrance, sachant l’existence par essence tragique sans vouloir à tout prix vivre de bio, de tisanes, de régimes, de lin et de coton parés, dans le feutre, le vague, le non-être et l’indifférence yogis, une vie heureuse et seulement heureuse, traversée çà et là, les samedis soirs après le turbin, par une cuite magistrale ou une défonce d’enfer, dans une salle vouée à Satan et au Métal.   

Remarquablement écrite, incisive, érudite, claire et précise, cette étude, nonobstant ce qu’elle apporte à la connaissance de l’autisme, sa clinique et sa réception, sera fort utile à l’historien des mentalités.  Asperger était un chrétien fervent, un catholique, qui, après-guerre,  a longuement réfléchi à la question du mal et le dernier chapitre « l’heure du bilan » est purement magistral, où Édith Sheffer élargit son propos à l’ensemble des acteurs, vedettes et figurants de la période. Sans se faire, contrairement à sa lectrice,  juge et partie, Sheffer revient sur la fameuse « zone grise » du grand Primo Lévi.  Il semble que dans le monde médical où personne n’était menacé, au contraire, loin du front, chauffé, nourri, la collaboration à l’œuvre sanitaire fut totale : de quoi donner du grain à moudre aux enfants et aux lecteurs de Michel Foucault, aux nostalgiques de Saint-Alban et à tous les êtres de raison et de bonne volonté.

Asperger bien entendu n’était pas le seul médecin du Service de Remédiation et le lecteur découvrira avec plaisir ses charmants comparses, dont un seul, Erwin Jekelius, fut jugé. Jekelius, il est vrai, fut un instant, un bref instant, l’amant d’une certaine  Paula H…, et pour ce crime de lèse-majesté, envoyé à l’Est. De ce fait, par la suite, il se vit emprisonné et interrogé par les Soviétiques. Et il mourut solitaire, loin des siens et de son heilige Heimat – le pauvre homme ! – d’un cancer dans un camp de travail en terre étrangère et hostile.  

Des hommes et des femmes ont nourri, soigné, parlé des moins entiers avec des enfants, qu’ils ont ensuite emmenés au pavillon de la mort, sachant que là-bas, ils mourraient de faim ou agoniseraient sous Luminal et pas un ne s’est rebellé.  

Des fonctionnaires, directeurs d’établissement scolaires, instituteurs, sages-femmes, travailleurs sociaux, ont signalé les cas à examiner et pour cela reçurent des primes. Ce fut là, au Spiegelgrund, que la première chambre à gaz a fonctionné.  Aucun de ces enfants n’était a priori juif ni même étranger.  

L’étrange cérémonial  de mise à mort des exclus du  « grand organisme »  a duré 6 ans, de 1939 à 1945.  

Et il reste encore des gens pour se demander pourquoi la période fascine autant ?  

Sarah Vajda  

Édith Sheffer, Les Enfants d’Asperger, le dossier noir des origines de l’autisme, Flammarion, « champs histoire », traduit de l’anglais par Tilman Chazal, préface de Josef Schovanec, 400 pages, 12 eur  

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