Un traître mot de Thomas Clavel, Kafka au pays de la bienveillance
Comment la société en est-elle venue à criminaliser l’atteinte verbale au vivre ensemble ? Et plus durement que les crimes physiques ? C’est la triste expérience que Maxence Baudry, jeune et brillant professeur de littératures, va vivre dans un traître mot de Thomas Clavel.
Le piège des mots
Piégé dans un conversation téléphonique à son insu, Maxence Baudry se voit successivement abonné à un service qu’il ne voulait pas, pénalisé pour un mot et convoqué au commissariat puis au tribunal pour être jugé pour l’ensemble de ses fautes. Quelles sont-elles exactement ? un propos peu amène envers la communauté Rom, un commentaire sur une copie d’élève qui ne valorisait pas le passé douloureux de l’ethnie dont elle était la descendante et toujours victime de l’oppression coloniale, et enfin de lire Renaud Camus…
Alors un véritable tribunal de la pensée se met en place. Aussi absurde — et kafkaïen soit-il —, il s’appuie sur la loi AVE (Application du Vivre Ensemble) (1). Les mots, qu’il soient mus par la colère ou l’alcool, sont très férocement condamnés. Vous êtes enregistré à votre insus, chacun pourra porter plainte et la compétition victimaire fonctionne à plein régime, chacun se recommandant d’oppressions ancestrales dont le mâle blanc est le coupable tout désigné. Vos biens sont vendus pour indemniser les victimes de vos mots si peu gentils.
Emprisonné, Maxence pourra se rendre compte que la transformation du monde est la règle aussi à l’intérieur des prisons…
Depuis plusieurs semaines déjà, les juges d’application des peines avaient reçu des consignes précises émanant du garde des Sceaux et du plus haut sommet de l’Etat. Comme les condamnations pour crime de mots étaient exponentielles et que construire des pénitenciers nécessitait de longs délais, on leur avait demandé de remettre progressivement en liberté la plupart des détenus de droit commun (emprisonné pour braquage, trafic de drogue ou violence physique) en leur accordant des remises de peine substantielles. Parallèlement, des instructions détaillées avaient été adressées aux juges des tribunaux correctionnels, invités à faire preuve de mesure lorsque se tenait le procès d’un délinquant de geste (ou qu’un récidiviste défavorablement connu des services de police s’était fait connaître une nouvelle fois). On conseillait aux magistrats de faire montre à leur égard d’une relative clémence (c’était le mot qui était employé) et de se contenter de gentiment sermonner les prévenus. Comme la plupart des juges étaient des femmes de gauche acquises à l’idéologie compulsionnelle, l’indulgence prescrite était d’ailleurs plutôt bien accueillie.
de l’hygiènisme morale
Un traître mot montre comment la société du Bien Vivre Ensemble est digne des grandes heures du maoïsme le plus strict, avec incarcération pour un mot et rééducation…
Car la guerre contre les mots devait se solder par une guerre de sang, devait nécessairement se solder par une guerre totale. La guerre contre les mots, c’était l’étape d’avant, l’étape d’avant la guerre — et la raison, l’incubateur de cette guerre future.
Caricature à peine forcée du monde qui vient, qui s’installe petit à petit sous nos yeux, Un traître mot est à mettre dans l’univers de Guérilla de Laurent Obertone, la mise en place du monde du Vivre Ensemble. La sortie pour Thomas Clavel, se fait par une lutte dans le mot. Un traître mot répond par son hystérie jubilatoire à l’hystérie morbide du temps. Et propose deux chemin pour survivre « sous l’impitoyable mandature des agélastes » : le silence de la prière intérieur, comme un refus des mots trop précieux pour être bafoués, ou leur réappropriation par la littérature.
Pas d’amalgames ! Le bienheureux syntagme avait vu le jour après l’attentat contre Charlie Hebdo. Puis il avait métastase à l’intérieur du corps médiatique et faisait désormais partie de l’arsenal obligatoire de la nouvelle morale linguistique.
Un traître mot est une fiction qui effraiera les déjà soumis, réjouira les lucides (ou les gens de droite). Mais fera craindre le pire pour les temps qui s’annoncent…
Loïc Di Stefano
Thomas Clavel, Un traître mot, La Nouvelle Librairie édition, 226 pages, 14,50 eur
(1) Etonnant comme cela sonne terriblement proche de la loi Avia…