Correspondance (1923-1977) de Marcel Jouhandeau et Michel Leiris
La correspondance entre ces deux grands écrivains pourrait sembler inouïe, tant le fossé entre les deux hommes est important, tant dans « leur œuvre » que dans « leur légende ». Elle s’est pourtant tenue de 1923 à 1977, n’a pas toujours été régulière et a même vu des moments de ruptures entre les deux hommes.
Il fallait un livre pour rassembler cette correspondance, surtout pour les amateurs et admirateurs de Michel Leiris (1901-1989) et de Jouhandeau (1888-1979), toujours aux aguets.
Deux grands écrivains, que tout sépare et que tout rassemble. Ce qui les sépare : Michel Leiris, écrivain-ethnologue du musée de l’Homme, auteur de La Règle du jeu, de L’Âge d’homme. Marcel Jouhandeau, l’auteur de Chaminadour, de Monsieur Godeau, et qui fit le voyage des intellectuels collaborateurs à Weimar. Ce qui les rassemble : chacun tient un journal, Marcel Jouhandeau avec ses Journaliers de 1961 à sa mort, et Michel Leiris, lui, a un journal qu’il ne tiendra pas régulièrement de 1922 à sa mort. Et puis, un pacte, un pacte secret, avec cet auteur admiré, dont Michel Leiris dira, le 30 mars 1924 dans son Journal, qu’il n’est « ni mystique ni poète ». Il y a une sorte de pacte, « quelque chose qui s’est passé dans l’Absolu », écrira encore Leiris, quelque chose qui s’est déroulé dans une nuit de mars 1924, et qui nous sera toujours tenu secret.
une carte postale
Ils ont commencé à échanger en 1923, date de leur rencontre, le 13 septembre, par une carte postale que Jouhandeau envoie à Leiris, de Guéret, avec ces mots :
Toujours seul ici / dans la maison /dans la forêt / sur la montagne. Il y a longtemps que j’ai rencontré quelqu’un.
Les mots ne sont presque pas énigmatiques. La relation entre les deux hommes est probablement plus qu’une amitié ; une amitié amoureuse. S’en suivront un peu plus de quatre-vingt-dix lettres. Celles qui se sont envoyées, mais aussi celle que Jouhandeau écrira, mais ne transmettra pas à Leiris.
Marcel Jouhandeau était chrétien et homosexuel. Enfin, si l’on reprend le journal de Leiris, au 30 mars 1924, on lit la chose suivante : « Il n’est pas chrétien : un mystique chrétien n’aspire qu’à s’anéantir en Dieu – lui n’aspire qu’à s’incorporer en Dieu. » Marcel Jouhandeau vit seul et écrit, à Paris, depuis qu’il a quitté Guéret, en 1908. Il enseigne dans un lycée privée parisien. Il est ce jeune provincial, monté à Paris, qui vit dans une mansarde sous les toits. Leiris habite encore chez sa mère, veuve depuis 1921, dans le XVIe arrondissement de Paris. Marcel Jouhandeau commence à faire paraître dans la revue de Pierre-André May, Intentions, ce qui sera sûrement son chef-d’œuvre, Monsieur Godeau intime. Leiris se cherche encore. Il souffre d’une absence de vocation. Pourquoi pas poète, mais il n’en est pas certain. Il fréquente l’atelier de Masson, rue Blomet, et lit d’amitié avec Roland Tual, Georges Limbour, Armand Salacrou, Antonin Artaud, tous des amis de Max Jacob. Nous sommes en 1922, et Leiris commence un tenir son journal, Le Cahier jaune.
C’est donc dans cet atelier, situé dans la cour du 45 de la rue Blomet, que les deux hommes vont se rencontrer. Il y aura sûrement entre eux un coup de foudre. Du côté de Marcel Jouhandeau, c’est certain. Il consignera dans son Journal, en 1924 :
La Beauté m’était apparue en toi. Tu n’y étais pour rien. Qu’Elle te demande pardon et moi aussi, mais sache bien, que chaque fois que tu as parlé devant moi de la hauteur de l’amitié que tu avais rêvée pour nous, tu ne m’as pas humilié.
une longue histoire d’amitié
Cette correspondance relève d’abord d’une longue histoire d’amitié, ce qui poussera même Jouhandeau à remercier Max Jacob, alors qu’ils sont en train de dîner, de lui avoir fait « découvrir ou redécouvrir » celle-ci. Cette passion que cette rencontre aura fait naître entre les deux hommes, peut-être que Leiris ne s’en sera pas rendu immédiatement compte. La correspondance se tient à un bon rythme durant l’année 1924. Les deux hommes se tutoient, et Leiris confie à Jouhandeau, en avril :
Je crois aussi qu’il y a entre nous quelque chose qui s’est passé dans l’Absolu. Il s’agit là d’une véritable rencontre qui n’a peut-être rien à voir avec ce que les hommes ont coutume de nommer « affection » ou « amitié ».
Il y a véritablement là la naissance d’une passion.
Leiris ira même jusqu’à mettre au programme de sa psychanalyse, une « tendance à la pédérastie », écrivant dans son Journal, une note non datée : « Il me semble avoir beaucoup plus de facilité à avouer des choses telles que masturbation, tendance à la pédérastie, etc., que tout ce qui concerne des rapports normaux. »
une longue brouille
Et puis, il y aura cette rupture entre les deux hommes, lorsque l’Action française fera paraître, le 8 octobre 1936, cet article de Jouhandeau intitulé : « Comment je suis devenu antisémite. » Leiris le lira le jour même, et, au lendemain, lui enverra cette lettre terrible :
Je lis ton article […] et je suis consterné de voir prendre cet aspect définitif qu’ont les choses imprimées à ce que j’ai cru chez toi n’être que boutade. […] il faut que tu comprennes aussi, que d’un point de vue privé, toutes relations me sont désormais impossibles avec quelqu’un qui voue ainsi à la vindicte publique nombre de mes amis […].
À cette longue lettre, Jouhandeau répondra très simplement :
Il y a longtemps que j’avais rompu avec toi […].
La brouille durera jusqu’en mars 1937. Ils se reverront avant de s’écrire. Le rapprochement a été préparé par Jean Denoël. Dès lors, cette correspondance, cinquante-sept ans de leurs échanges, et dont Max Jacob aura été le chef d’orchestre selon les mots de Jouhandeau lui-même, continuera jusqu’à la mort de l’auteur des journaliers.
Et, en vérité, pour comprendre ce pacte rimbaldien entre les deux hommes, tel que le nomme Denis Hollier, il faut absolument lire cette correspondance.
Marc Alpozzo
Michel Leiris, Marcel Jouhandeau, Correspondances 1923-1977, Gallimard, « Les cahiers de la NRF, », janvier 2021, 288 pages, 23 eur