Memory : avis sur des reconstructions parallèles

Mère célibataire, Sylvia mène une vie réglée comme du papier à musique, jonglant entre l’éducation de sa fille, ses réunions aux alcooliques anonymes et son travail dans un centre d’aide sociale. Lors d’une réunion d’anciens élèves, elle retrouve Saul. Cette rencontre va aussi bien raviver de douloureux souvenirs que poser les bases d’un nouveau départ pour chacun d’entre eux.

Un couple de fortune regarde un film à la télévision. Elle décide de s’absenter quelques instants puis, à son retour, demande à son compagnon de lui raconter les faits qu’elle a manqués. Un moment de la vie quotidienne comme un autre. À l’exception qu’un mal imperceptible empêche l’homme de s’exécuter. Cette scène en apparence banale, aux dessous tragiques démontre un savoir-faire remarquable dans son authenticité. Michel Franco soulève le malaise, sans coup d’éclat, bien aidé, il est vrai, par ses interprètes au diapason d’une intrigue poignante.

Terre bénie pour le septième art depuis plus de vingt-cinq ans, le Mexique a révélé des talents tels qu’Alfonso Cuaron, Guillermo del Toro ou encore Alejandro Inarritu. Et depuis quelques années, Michel Franco se démarque par une prise de risque permanente, pas forcément couronné de succès, mais toujours audacieuse. Il revient aujourd’hui avec Memory, un mélodrame assez singulier sur le fond, abordant frontalement des sujets sensibles et adoptant de fait, un traitement binaire plutôt subtil.

En pleine tempête Me Too, le cinéma est traversé par une vague créatrice incitant à la prise de conscience et à la libération de la parole pour les victimes. Si ce courant nécessaire s’avère louable, il n’engendre pas toujours un résultat encourageant en termes de mise en scène sur le grand écran, la faute à un recours quasi systématique à l’illustration. Or si Michel Franco tombe parfois dans le piège de la facilité (portrait caricatural de la mère, conversations stéréotypées avec la sœur), il parvient très souvent à s’extirper d’une torpeur latente et à tirer le meilleur du duo Jessica Chastain- Peter Sarsgaard.

Secrets et mensonges

Sans verser dans la démonstration géniale, l’exposition, en pleine séance des alcooliques anonymes, se distingue des sempiternels clichés, en introduisant une Silvia, désormais sobre, dans un univers balisé, dégagé des démons qui l’ont conduite à sa dépendance à la boisson. Néanmoins, Michel Franco refuse de brouiller les pistes et d’entretenir le mystère, il préfère procéder par tâtonnements et surprend avec la même virulence que Thomas Vintenberg dans Festen, lorsqu’au détour d’une conversation, la protagoniste dénonce l’horreur et accuse ses bourreaux.

La grande force des trente premières minutes réside dans la capacité de Michel Franco à suggérer pour mieux dissimuler, à ne laisser que quelques menus indices pour le spectateur incrédule (surtout s’il est vierge de toute bande-annonce). La séquence durant laquelle Saul suit Sylvia, tel un immonde prédateur, glace le sang. Et la chute de cette situation déstabilise par son humanité. Au-delà de la dénonciation, Michel Franco appelle à la reconstruction, soutient les victimes, d’agression ou celles pâtissant d’un problème plus profond, indicible, décrit uniquement sur un petit pendentif censé être salvateur.

Symbiose contrastée

Memory invite en effet à la compassion, celle témoignée par une couverture offerte à celui qui semblait nous harceler quelques heures auparavant. Il incite surtout à se remettre en question pour mieux aller de l’avant et à chasser les chimères pour faire resurgir la vérité à des fins cathartiques. Dans Life During Wartime, Todd Solondz s’interrogeait : peut-on pardonner sans oublier, oublier sans pardonner, ou seulement oublier ?

L’oubli et le souvenir sont justement au centre du débat dans Memory. Silvia préférerait effacer tout un pan de son adolescence, elle qui a perdu trop vite son innocence. Saul doit surmonter des errances mémorielles et se repose seulement sur un passé lointain, un réconfort bien maigre et un socle fragile pour définir son identité. En s’appuyant sur ce contraste, Michel Franco fait mouche et développe un dispositif tout en nuances, un poil extravagant, mais touchant, surtout quand la cruauté côtoie la honte ou lorsque les sentiments s’affranchissent des souffrances endurées.

Jessica Chastain et Peter Sarsgaard excellent dans leurs rôles tandis que leurs déambulations dans une ville étrangère à Saul renvoient quelque part aux ballades chères à Woody Allen ou à Mikio Naruse. On ne parle plus seulement d’amour, mais de renaissance, ou comment des cicatrices encore béantes sont pansées par celui ou celle qui peine à se relever.

Et c’est parce qu’il refuse de sombrer dans un cynisme total, qu’il préfère la lumière aux ténèbres et l’espoir au renoncement que Memory remporte son pari. Même si Michel Franco déploie des ressorts lacrymaux malvenus, il ne perd jamais de vue l’objectif qu’il s’était fixé… émouvoir avec peu.

François Verstraete

Film américain de Michel Franco avec Jessica Chastain, Peter Sarsgaard, Brooke Timber. Durée 1h40. Sortie le 29 mai 2024.

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