«Midi-Minuit » hommage au Giallo par Doug Headline
Cinema bis repetitum placet
Metoo s’insurgerait aujourd’hui, et à juste titre, contre le giallo, ce genre cinématographique made in Italy dans lequel des assassins vêtus de noir s’appliquaient à poignarder de séduisantes jeunes femmes. Mais, en rendant hommage à ce genre, c’est finalement tout le cinéma italien des années soixante et soixante-dix que Doug Headline et Massimo Semerano évoquent dans leur bande dessinée Midi-Minuit.
Pourquoi le réalisateur italien Marco Corvo a-t-il décidé d’interrompre brutalement sa carrière et de vivre en reclus alors qu’il s’était imposé comme l’un des maîtres du giallo ? On peut imaginer qu’à l’origine de cette décision, il y a eu la disparition de Luisa Diamanti, son actrice favorite, pendant le tournage de son film Lumière noire, mais, comme celle-ci a disparu au sens propre du terme, autrement dit n’est pas forcément morte, mais s’est évanouie dans la nature, le mystère n’en est que plus épais.
Cependant, en 1999, autrement dit venti anni dopo, grâce à l’intervention d’un ami journaliste, deux jeunes cinéphiles français parviennent à décrocher un scoop ‒ une suite d’entretiens avec Corvo (à condition que le cas Diamanti ne soit jamais abordé…). Seulement, pendant que se déroulent ces entretiens, la réalité présente rejoint brutalement la fiction passée : des critiques de cinéma qui, à l’époque, n’avaient pas été tendres avec Corvo sont exécutés sadiquement par un assassin ganté de noir qui semble tout droit sorti de ses gialli…
Tel est le point de départ de Midi-Minuit, bande dessinée de Doug Headline et Massimo Semerano, et mise en abyme qui n’est pas loin de donner le vertige. Car si le personnage de Corvo est imaginaire, il est présenté avec tant de précision, dans un jeu de références si authentiques que même les plus érudits des amateurs de cinéma bis finiront par se demander à certains moments si ce réalisateur n’a pas vraiment existé, d’autant plus que tous ceux qui avaient vingt ans dans les années quatre-vingt et qui lisaient alors la revue Starfix (dont Doug Headline fut le premier rédacteur en chef) n’auront aucun mal à reconnaître sous les traits des deux héros français ‒ ou plus exactement franco-belges ‒ deux Starfixiens historiques, François Cognard ‒ devenu pour la circonstance François Renard ‒ et Christophe Lemaire ‒ qui reste, lui, Christophe Lemaire.
Certes, il convient de consommer les private jokes avec modération ‒ les clins d’œil qui ne s’adressent qu’aux initiés risquent fort d’exclure tous les autres ‒, mais il se dégage de ce Midi-Minuit un amour du cinéma qui dépasse de beaucoup le strict domaine du giallo et une nostalgie tout à la fois sincère et ironique qui ne saurait laisser indifférents tous ceux qui ont connu et tous ceux qui voudraient connaître cette période où dvd, Blu-rays, Internet n’existaient pas encore et où une large partie de la vie d’un film se jouait dans ces salles qu’on appelait « cinémas de quartier ».
FAL
Entretien avec Doug Headline, scénariste de Midi-Minuit
Comment est née l’idée de cet album ?
Doug Headline. Midi-Minuit a commencé sa vie sous la forme d’un scénario de film, qui s’appelait alors Séance de minuit. Au départ, il y avait l’envie de réunir dans un long métrage les quatre protagonistes de mon premier court métrage, Le Jour des corbeaux, tourné quelques mois plus tôt, en attribuant à chacun d’eux un rôle écrit sur mesure. Ensuite, le désir de rendre hommage aux cinéphiles, et au cinéma bis, italien en particulier, et à ses artisans (cet aspect se retrouve dans l’album). Enfin, celui de concevoir un pur giallo sur le modèle précis le plus souvent utilisé dans ces films : assassin masqué, meurtres plutôt cruels, etc.
Le scénario du film était écrit à l’économie, eu égard aux possibilités de tournage, qui étaient modestes. Tout avait été choisi en fonction des lieux disponibles, d’un temps de tournage court, du matériel qu’on nous prêtait, du planning des comédiens. Bref, les moyens du bord…
J’avais écrit un film d’une heure quarante-cinq, ce qui en BD aurait dû faire à peu près cent pages, mais nous avons profité de la souplesse de la BD pour allonger le découpage de certaines scènes, et nous voilà du coup avec 148 pages.
Ce passage à la BD a présenté des avantages et des inconvénients. J’ai regretté de perdre la musique et les mouvements de caméra. Mais on a pu changer la fin, qui, faute de budget, était moins spectaculaire dans le film. Et j’ai été ravi de pouvoir ajouter tout un cahier documentaire sur le cinéma populaire italien, avec toutes ces affiches magnifiques et évocatrices. J’espère que ça donnera envie aux lecteurs…
Étiez-vous un gialliste de la première heure, autrement dit dès les années soixante-dix ?
Dès la vision de Profondo Rosso (Les Frissons de l’angoisse) de Dario Argento au Grand Rex (en 1978, sauf erreur). Ce film et sa forme si particulière m’ont vraiment fasciné. Il faut dire que c’est un chef-d’œuvre, digne des plus grands Hitchcock. Quand j’ai écrit le scénario du film Séance de minuit, début 1998, j’avais vu assez peu de gialli, une trentaine peut-être. Entre ce moment et celui où j’ai terminé les retouches sur le texte et l’image de l’album (par exemple, en modifiant le choix de « citations » visuelles initialement prévu), j’ai pu collectionner presque tous les autres films du filon, qui en compte plus de cent cinquante. La plupart sont faibles, ou très faibles, comme c’est le cas pour les westerns all’italiana. Mais certains sont excellents. Et, en fin de compte, malgré ses limites, j’adore le giallo, c’est un truc unique.
J’ai aussi lu tout ce que j’ai pu trouver sur le genre, en italien évidemment, dans les revues comme Nocturno et Amarcord, ou dans les livres de Bruschini et Tentori. Mais je me suis surtout appuyé sur l’extraordinaire histoire orale du cinéma italien, toutes catégories confondues, qu’ont compilée Franca Faldini et Goffredo Fofi ; c’est le meilleur livre jamais édité sur le cinéma italien.
Votre Corvo est évidemment un condensé de différents réalisateurs, mais qui avez-vous eu principalement en tête ?
Corvo a des points communs, en particulier, avec Mario Bava, Dario Argento, Giulio Questi et Sergio Sollima. On ajoutera un soupçon de Riccardo Freda, Antonio Margheriti, Mario Caiano, Vittorio Cottafavi et Giorgio Ferroni. Mais il y en aurait beaucoup d’autres à citer.
À la faveur de ce travail, qu’avez-vous découvert sur le giallo dont vous n’étiez pas précédemment conscient ?
J’ai été frappé de voir à quel point c’est une forme abstraite, mathématique, géométrique, entièrement fermée sur elle-même. Un jeu qui ne fonctionne que lorsqu’on en respecte à la lettre le mode d’emploi, tout en y ajoutant l’inspiration indispensable. Si on s’en éloigne trop, c’est moins bien ; si l’on propose une variation sur le thème sans un brin de folie, c’est rasoir (eh, eh).
Si vous voulez une petite anthologie en vrac : La Tarentule au ventre noir de Paolo Cavara, La Queue du scorpion de Sergio Martino, Le Venin de la peur de Lucio Fulci, Les Rendez-vous de Satan de Giuliano Carnimeo, La Dame rouge tua sept fois d’Emilio P. Miraglia, Nuits d’amour et d’épouvante de Luciano Ercoli, L’Occhio nel labirinto de Mario Caiano, L’assassino è costretto ad uccidere ancora de Luigi Cozzi, Il Sorriso della iena de Silvio Amadio, Rivelazioni di un maniaco sessuale al capo della squadra mobile de Roberti Bianchi Montero.
Fallait-il absolument que votre dessinateur fût italien ? Le passage au dessin a-t-il contribué à modifier certains aspects de votre projet ?
Le « choix » a été fortuit puisque c’est un ami commun (qui est d’ailleurs le modèle du flic dans le récit) qui nous a présentés, Massimo Semerano et moi ; ce vieil ami est l’actuel directeur de l’Académie des Beaux-Arts de Bologne, où Massimo a enseigné. Dans le film, il aurait dû interpréter le rôle du commissaire. En définitive, il aura contribué à la concrétisation de l’histoire sous sa forme d’album de BD !
Le fait que Massimo soit italien, cinéphile, ait vécu à Bologne et vu pratiquement tous les films que l’on aborde, a été un énorme avantage pour l’album. Il savait tout de suite à quoi on faisait référence et visualisait les images de tous ces films. Et il n’a pas lésiné sur ses efforts tout au long du travail. Notre collaboration a été très agréable. Il peut dessiner dans de nombreux styles différents, et pour Midi-Minuit, celui qu’il a choisi me semble coller à l’histoire : ni trop réaliste, ni trop comique, et contrastant bien avec les véritables images de films visibles dans le récit.
Giallo, mais pas seulement. Vous offrez une histoire du cinéma bis italien et, même si vous égratignez au passage un ou deux cinéastes officiels, vous insistez sur le fait qu’en Italie tout le monde travaillait avec tout le monde…
Y a-t-il, à ce stade, une « orthodoxie cinématographique » ? Tarantino ? Godard ? Apichatpong Weerasethakul (nom à conseiller pour la dictée de Pivot) ? Je n’en sais rien. Il est singulièrement amusant (et salutaire) de songer à Pasolini jouant un prêtre révolutionnaire dans le western Requiescant de Carlo Lizzani, ou à Bernardino Zapponi passant du scénario de O Cangaceiro avec Tomas Milian à celui de Fellini Casanova, puis à celui du giallo de Paolo Cavara E tanta paura… Quant à l’histoire du cinéma bis, ou populaire, en Italie, c’est un sujet d’une richesse incomparable dont il faut recommander vivement l’étude à tout le monde.
À qui s’adresse cet album ? Aux déjà-convertis ? ou, plus pédagogiquement, à un public jeune et un peu ignorant du cinéma des années soixante-dix ?
À tous ces publics à la fois, je crois. J’espère que le livre apportera aux aficionados un plaisir référentiel, aux jeunes cinéphiles un bréviaire pratique et ludique sur le cinéma populaire italien, aux lecteurs de BD l’envie de voir des films dont ils n’auraient peut-être pas croisé le chemin sans cela. Il existe un paradoxe : le dvd-Blu-ray et l’internet ont fait surgir une foule démesurée de films anciens ou rares, mais, de ce fait, les choix possibles sont devenus si vastes qu’il peut s’avérer très difficile pour chacun de savoir par quel bout prendre l’édification de sa cinéphilie personnelle. Par conséquent, le rôle de la prescription, quels que soient les moyens qu’elle utilise, devient primordial. C’est là l’un des buts de ce récit : servir de lampe-torche dans la caverne d’Ali-Baba.
Cet album pourrait-il déboucher 1. sur une traduction italienne ? 2. sur une adaptation cinématographique ?
Il devrait en effet selon toute bonne logique y avoir une traduction italienne. Je suis très curieux de savoir ce qu’en penseront les lecteurs italiens. Quant au film… Chi lo sa ? Speriamo bene.
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Christophe Lemaire, sur le personnage de Christophe Lemaire
Je l’avoue, je ne suis pas un grand fan de BD, même si je garde une nostalgie de jeunesse pour les aventures de ce jeune simili reporter belge asexué habillé d’un pantalon de golf pré-Jean-Paul Gaultier et perpétuellement accompagné d’un fox-terrier « vantard, moqueur, superstitieux et sensible » (du moins, selon Wikipedia).
Mais quand Doug Headline m’a annoncé qu’un des deux personnages principaux de son Midi-Minuit s’inspirait de moi, cela m’a évidemment donné envie de me remettre illico à la BD. Par pur auto-centrisme. Et avec une certaine fierté, je l’avoue. Et puis, à force de faire des travellings d’une page à l’autre via mes iris, et en cumulant les slaloms visuels entre les phylactères, je me suis vite trouvé en terrain connu. Car Doug ‒ largement aidé par son complice/dessinateur Massimo Semerano ‒ a très bien cerné ce que je suis dans la vie : un cinéphage dégingandé, sympathiquement maladroit, et un peu poète sans le vouloir. Du moins selon ce que mes proches disent de moi avec un air attendri (…ou gêné, ça dépend !).
Quant aux relations dans la BD avec François Renard (inspiré, lui, de mon vieux camarade starfixien François Cognard), elles sont aussi très proches d’une certaine réalité ‒ avec cette étrange complicité où se mêlent agacement surjoué (chez Cognard) et gaucherie exagérée (chez moi)… Mais ce qui est surtout formidable avec Midi-Minuit, c’est cet hommage à la fois enamouré, nostalgeo et didactique au cinéma d’exploitation italien des années soixante/soixante-dix/quatre-vingt. Avec ces genres (western, péplum, horreur et – surtout ‒ giallo) que nous avons découverts dans divers états extatiques, François Renard/Cognard et moi, dans la première moitié des années quatre-vingt, lors de nos nombreuses virées dans toutes ces salles de quartier parisiennes évoquées dans la BD et disparues depuis des lustres.
En lisant Midi-Minuit, je me suis aussi souvenu de ces quelques jours avec l’ami Doug, en 1999, à Bologne, où nous avons participé à un festival de cinéma bis. Et où nous avons croisé brièvement deux figures féminines du genre : la magnifique Barbara Bouchet, héroïne de La Tarentule au ventre noir, l’un des meilleurs gialli du monde si l’on excepte ceux de Bava et d’Argento, et Zora Kerova, la-fille-accrochée-par-les-seins dans le Cannibal Ferox d’Umberto Lenzi, le king du cannibal movie. Ce même Lenzi que j’ai rencontré à l’occasion d’une interview absurde (vu que je ne parle pas l’italien !) lors de ce même festival et qui pourrait bien être ce fameux cinéaste mythique que les deux héros de Midi-Minuit partent retrouver au fin fond de l’Italie pour assouvir enfin leur fantasme cinéphagique absolu de bisseux…
Dernière chose : comme le fait remarquer mon personnage (à savoir, moi ! moi ! moi !), je pense effectivement qu’Antonioni est un réalisateur largement surestimé… Car, si bon cinéaste qu’il ait pu être, il n’a jamais su faire rêver…
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François Cognard, sur le personnage de François Renard
Midi-Minuit. Le jour et la nuit. Coup de chaud et sueurs froides. Moiteur et terreur. Zombies vs cannibales. Sartana vs Sabata. Pour sonder les mystères du cinéma bis, il fallait bien un duo de héros tout aussi contrasté. Doug Headline nous a donc choisis, Godz Lemaire, mon ami de trente-cinq ans, et moi-même, pour son aventure graphique. Le speed et le nonchalant. Le pointu et le joufflu. Fidèles à cette tradition de héros de BD qui mènent l’enquête à deux, qui s’entraident ou qui s’emmêlent les pinceaux. Comme Spirou et Fantasio, Gil Jourdan et Libellule, l’inspecteur Bayard et Sam Raflette. « Ce que j’en pense ? » me demande mon autre ami FAL. Ben, c’est extra ! Grazie, Doug ! Après tant d’heures passées au premier rang des cinoches des Boulevards, tu nous as fait traverser l’écran ! On se demandait toujours, Godz et moi, où allaient les mecs qui grimpaient aux toilettes du Brady (en haut à gauche de l’écran) et n’en revenaient jamais. Maintenant, on sait. On aurait dû avoir le courage de les suivre plus tôt. Ils se rendaient directement aux studios Cinecittà où Mario Bava tournait La Planète des vampires avec trois rochers et un peu de fumigène, dans les collines de Tabernas à Almeria où Sergio Leone faisait cuire Blondin au soleil, au castello Piccolomini dans les Abbruzes où Rosalba Neri attirait Les Vierges de la pleine lune depuis sa terrasse médiévale, ou à la villa Parisi-Borghese non loin de Rome où Udo Kier réclamait en rampant Du sang pour Dracula. Grazie, Doug, de nous avoir indiqué le raccourci et grazie, Massimo, pour ton trait alerte, digne des aînés Sciotti et Casaro, glorieux affichistes des années quatre-vingt. Midi-Minuit est l’aventure rêvée pour les amateurs de cinéma bis. Pour tous ceux se réjouissent à l’idée de passer du soleil à l’obscurité. Arriverderci, ciao, amore.
François Cognard, alias François Renard, alias Dan Brady, alias le Boukrignard, alias Bob Darvel, alias Robert Paimbœuf (juste avant que mon frérot Godz ne reprenne glorieusement le flambeau).
Ça fait pas mal de pseudos, mais vraiment rien comparé à Aristide Massaccesi.
Propos recueillis par FAL
Doug Headline et Massimo Semerano, Midi-Minuit, Aire Libre, Dupuis, juin 2018, 176 pages, juin 2018, 22 euros