Les coeurs détruits, Elizabeth Bowen

Pour avoir fréquenté un moment le Bloomsbury group, Elizabeth Bowen (Dublin, 1889 – Londres, 1973) serait un écrivain pour écrivains. Commode manière de s’étonner qu’elle soit presque ignorée, du moins de ce côté-ci des falaises de Douvres, aussi une façon de rendre justice à son talent. 

Coeurs détruits, c’est là son rare mérite, peut être lu indifféremment par un lecteur averti — aspirant à la haute gloire des Lettres — et par un amateur de romans psychologiques. Si l’aspirant écrivain ne manquera pas d’être émerveillé par la structure d’ensemble, le lecteur Lambda — la Toile et ses club de lectrices en font foi — sera troublé par ce superbe roman d’apprentissage. Quant à savoir si le plaisir de l’un sera ou non véritablement décuplé par le montage narratif et ses mises en abyme successives : le rôle tenu par le journal intime de l’héroïne, Portia, deux fois née du théâtre de Shakespeare — son nom de fille du juif bientôt renégate  et sa furtive évocation en Ophélie —, l’étrange part prise par le personnage de Saint-Quentin, écrivain et confident indiscret, dans toute l’aventure, il ne m’appartient pas de mépriser le plaisir avoué des autres, qui peut-être, sans connaître ni Le Marchand de Venise ni Hamlet, tressaillent seulement devant la justesse de la peinture d’un coeur adolescent à l’orée du voyage. 

Celui par qui le scandale arrive

Un sens pour le commun, un pour les délicats, voilà donc un roman ni proprement artiste ni moins encore pédant, qui sur les rails d’un roman de gare, emporte son lecteur, mettant magistralement en scène l’instant rimbaldien où la vilenie du monde, à nos yeux impatients, se découvre, assaisonnée d’un des plus pathétique et impitoyable portrait des Assis qui se puisse. L’originalité du récit tient au visage du corrupteur. Celui par qui le scandale arrive s’avère être un des nombreux épigones de Rimbaud, éternel faux jeune homme, faux jeton, tricheur, menteur et par là même plus dangereux qu’aucun Lovelace affamé de seule chair fraîche. Ce vampire, nous le connaissons bien qui, sous le masque de l’éternelle jeunesse, tente de capter à son profit l’innocence pour ensuite s’enfuir loin du coeur qu’il a irrémédiablement marqué du sceau de son cynisme. 

Cœurs détruits me paraît ouvrage aussi nécessaire qu’À quoi rêvent les jeunes filles, à l’éducation d’une jeune personne, pressée d’aimer. Pas questions ici des « diktats de la comédie sentimentale, relais marchand d’un romantisme, exigé par le Patriarchat et blablabla et blablabla », simplement de cette prescience, commune aux garçons et aux filles, de l’amour comme unique recours à opposer au chaos lancé — c’est là loi de nature — à l’assaut des coeurs adolescents.

La solitude effraie une âme de 16 ans. Aussi fous-rires, rêveries et confidences partagés avec Lilian, son unique amie, pas plus que la patience offerte à l’art des puzzles, ne constituent nourritures suffisantes pour apaiser les incertitudes et les angoisses ordinaires des humains, celles que, sous le boisseau du devoir et le manteau des illusions, les grandes personnes, avec plus ou moins d’habileté, dérobent aux regards.

Cette acuité adolescente, chèrement cultivée par Bowen, fait de cet objet parfait un roman à dévorer la nuit sous sa couverture, n’importe où, au hasard et au fil des jours, songeant non sans tristesse au moment où il nous faudra l’abandonner.

 Avant d’en dire davantage, il me faut confesser envers l’auteur une profonde admiration pour cette rigueur à dire le juste, qui ferait passer Madame Bovary pour une bluette. Le livre est long, sa matière ténue.  Aucune surprise, quant à l’issue du récit. Chaque phrase pourtant invite au voyage,  voyage intérieur mais aussi dans ce Londres de 1938 ou en villégiature, dans un charmant bord de mer dont l’Angleterre a seule le secret, un étrange Brigadoon inversé où Portia, incapable d’en comprendre les conséquences, découvre la vraie nature d’Eddie. Eddie, Premier amour, n’existe pas, un fragment de cristal talisman, qui autorise la fugue en Romancie et le déploiement d’une carte de Tendre.  Ce devait être lui par rivalité mimétique avec Anna, son élégante tutrice…  Le seul encore  présent dans ce désert des coeurs. Le seul, surtout, qui prétende la comprendre. Sans moraline et sans rien expliquer, Bowen solfie le chant de l’orphelin, ô le plus déchirant, celui qui fait de vous cette feuille au vent, avant même que vous n’ayez librement choisi de vous déraciner.

Ici pas de personnages secondaires. Bowen sait, d’un trait de plume, d’un détail ou biographème, faire sourdre les âmes et transmettre une part de son génie au journal de sa jeune héroïne. Ici pas de héros, d’anti-héros, de méchants ou de bons : chacun à la place où le sort l’a placé, face à son jeu, tentant en vain de marquer son terrain, damer le pion, ne pas perdre la face.

fade Lovelace et pourtant !

Comment une jeune personne aussi avisée et mature pourra-t-elle succomber aux rets de ce fade Lovelace ? Sans doute pour faire mentir un monde qu’elle abhorre. Ici, ni l’exigence des corps ni le spectre de la passion ne sont en cause, seulement l’ennui, le vide monotone des jours. L’adolescence comme ultime ou première révolte contre l’ordre des choses, l’adolescence comme feu, qui consume le diamant pour en découvrir sa vile nature de verre, l’adolescence comme expérimentation de l’inutile et pourtant nécessaire lutte contre la vanité, la viduité de l’existence.   

Portia, surgeon adultère, par essence déclassée,  trouve refuge après la mort de ses parents chez son demi-frère Thomas et son épouse, la redoutable Anna.  

Surnuméraire ? Certes. A cet âge, chacun — Moins que zéro — en est certain. Plus encore, enfant de la Charité, hébergée, nourrie, blanchie, études payées par souci des convenances. Le surcroît de tragique de l’existence, toutes existences, repose dans le roman de l’origine. Portia se sait, léguée par testament, reçue à la requête d’un mourant, son pauvre père, un être falot… 

Même infidèle, Mr Quayne était resté complètement inféodé à sa première femme — la mère de Thomas — et ne montrait pas la moindre velléité de la quitter quoiqu’il arrivât. 

Avec ou sans Irène, la première Mrs Quayne avait toujours tenu son mari dans le creux de sa main. C’était une de ces femmes de vertu impeccable, à la bonté desquelles on ne peut échapper, et dont la compréhension s’insinue dans les moindres replis de votre nature. Tant qu’il vécut avec elle, il s’était toujours senti parfaitement heureux, comme c’était son devoir… 

Loin d’elle, il déprimait, revenait toujours au plus vite

L’heure de la retraite hélas avait sonné et désormais le Dorset et non plus Londres, la maison de Windsor Terrace — peut-être le personnage principal du roman — abrite désormais leur couple, golf, tennis, bridge, scoutisme,  comités, sans oublier l’aménagement du jardin. Par peur qu’il ne s’ennuie ou pour ne l’avoir plus dans les pattes, la Matrone, à tout bout de champ, l’expédie à Londres, match de cricket, vieil ami à revoir, soirées au club. Loin d’elle, il déprimait, revenait toujours au plus vite jusqu’au jour où il découcha pour la première fois. Une veuve de retour de Chine… Non pas Ysée dans l’éclat corruscant de Midi le juste mais un petit bout de femme,  larmoyante, docile…, blonde bien entendu, en un mot, féminine jusqu’au bout des ongles. L’affaire se poursuivit, mourut, plongeant dans la déprime du devoir accompli le mari de retour au logis, quand la lettre annonçant la future Portia arriva au coeur de l’été. 

Mrs Quayne se montra en tous points admirable, prépara du thé, écouta la romance, sécha les pleurs de son époux, bassina pour la dernière fois le lit ; décida qu’il était temps pour lui de cesser d’être le mari de Mrs Quayne et fort conséquemment celui d’épouser Irène. Lui évidemment n’en avait, éternel enfant, nulle envie. La sainteté de Mrs Quayne l’emporta et comme un vagabond, le triste Mr Quayne s’en alla, d’hôtel en hôtel, abriter ses amours et élever, loin des brumes anglaises, « l’enfant de l’amour ». Mr Quayne, loin de son port d’attache, mourut vite, suivi dix ans plus tard par Irène.   

Les Filles mûrissent en une nuit

Seules les romancières anglaises savent le secret des pauvres cœurs des hommes, leur incapacité à grandir. Sans avoir jamais été mûrs, ils fanent, qui se réveillent vieillards, sans avoir vu les saisons s’écouler. Les filles, en revanche, passé l’âge délicieux, diabolique, mûrissent en une nuit, deviennent raisonnables, ce qui les rend tellement fausses aux jeux de l’amour, à l’exception de certaines d’entre elles qui se feront femmes de lettres ou artistes véritables. D’autres encore, en un jour, une nuit, deviennent folles. Détruites, irrémédiablement.

Portia a seize ans, quand, pauvre orpheline, elle pénètre dans l’austère maison de Windsor Terrace, rencontre son frère Thomas, assez absent, et Anna, son épouse, élégante et glacée. Seule Matchett, l’impeccable gouvernante, âme de la maison, en dépit de sa rugosité et de sa bougonnerie, la traite en enfant de la maison, quand surgit dans sa vie, Eddie, la trentaine avantageuse, protégé d’Anna, flirt à demi platonique d’une quarantenaire, qui veut se souvenir encore des piquants et des braises de sa dive jeunesse perdue. Le roman s’ouvre sur la colère d’Anna qui, par hasard a découvert et lu le journal intime de Portia. Rien d’autre que ce journal, ce regard d’espion, posé sur une intimité tellement mince que, mise à nue, elle fait honte à Anna… qui soit dit en passant n’est pas — impuissance ou volonté ? — mère, condamnée par le sort à affronter sa vieillesse naissante au miroir des seize ans de Portia, gracile et blonde comme il sied à l’adolescence. Figuier stérile contre branche de palmier.  De cet inégal combat,  toutes deux sortiront abîmées.  

Portia — faute de mère — ignore l’irrésistible attraction de la figure de la jeune fille, Tessa, La Nymphe au cœur fidèle de Margaret Kennedy, Ondine ou Isabelle, cet instant éphémère que sut saisir avec une rare élégance Giraudoux et qui, pour chaque adolescente, décidera de sa vie entière.  Tessa se suicide, Ondine repart le cœur brisé, Isabelle accepte de renoncer au spectre, à la mort, pour épouser le Contrôleur des Poids et Mesures. La jeune fille figure ces portes adamantines, un ultime instant entrouvertes, ce vert paradis des amours enfantines plus loin que l’Inde et que la Chine, l’incarnation en demi-chair de l’instant parfait où les trésors de l’Enfance  s’épanouissent comme pommes au Premier jardin. Avant la faute, la chute et l’exil. L’orgueil, naguère, en gardait, précaution inutile,  la porte trop fragile. Elle devra céder mais avant qu’elle ne tombe, la jeune fille offre au monde l’ultime reflet de Paradis avant la flétrissure. Il s’agit moins d’innocence au sens moral que d’aspiration à demeurer en ce flou délicieux, auquel Roland Barthes avait donné le nom de quiétude insexuelle, à laquelle tous aspirent et qui ne reviendra pas. 

Nous devinons ce qui adviendra de Portia après ce non-événement, cette tempête dans un verre d’eau,  qui, pour deux femmes s’avérera “ravissement de Lol V Stein”. Sans doute élargira-t-elle son journal aux dimensions du monde et à l’instar de Jo March, des soeurs Brontë, d’Elizabeth Gaskell, de Jane Austen (…) deviendra-t-elle écrivain.  

Lecteurs, sans égards pour la souffrance de Miss Elizabeth Dorothea Cole Bowen,  nous bénissons cette blessure,  qui mit au monde Elizabeth Bowen, cette grande dame des lettres anglaises  qui,  sur le néant apparent des existences, sut  broder la plus incroyable des tapisseries. Le voici ce roman sur rien, que Flaubert, amant d’une gouvernante anglaise, dont il reçut le plus étrange des chèques, ambitionna et rata à demi, pour un autre de nos plaisirs… 

Ceci est une autre histoire.

 Je la conterai plus tard.   

Sarah Vajda

Elizabeth Bowen, Cœurs détruits, traduit de l’anglais par Jean Talva,

Phébus, « libretto »,

10/18, janvier 1981

Laisser un commentaire