Ecrits stupéfiants. Drogues et littérature de Homère à Will Self

Dope et plume : l’anthologie stupéfiante

Dans sa jeunesse, elle en taquina aussi. Du shit, de la poudre, de l’éther, de l’acide voire de l’héroïne. Cécile Guilbert, auteure de nombreux essais ou de romans, lauréate du prix Médicis en 2008 pour Warhol spirit, grave une trace durable par son une anthologie Ecrits stupéfiants, drogues et littérature de Homère à Will Self. Autour de 300 textes et plus de 200 auteurs amateurs de came s’y compilent. On y croise forcément Baudelaire (qui lui a donné son envie d’écrire mais également d’expérimenter les paradis artificiels) et beaucoup d’autres, tombés dans l’oubli ou réputés comme des passionnés de la dope.

Huit années ont été nécessaires à Cécile Guilbert pour classer par substance le large éventail littéraire de la défonce. Avant elle, personne ne s’était frotté à pareille entreprise. Dans ce copieux recueil, cannabis et opiacés se tirent la part du lion. La « noire idole » tout particulièrement, envoûtant surnom donné à l’opium, en a conquis ou fasciné plus d’un. Reine de toutes visiblement, en tout cas pour Albert Londres qui dans son récit Marseille, Porte du sud écrivait joliment en 1926 : « “La coco” est un peu “trottoir.” L’opium est demeuré “salon.” » 

Jules Verne a composé une « Ode à la morphine », Jean Cocteau écrit le fameux Opium : journal d’une désintoxication. Les auteurs ayant raconté la drogue ou écrit sous leur effet, voire le combo évidemment, s’affichent légion. Parmi eux, Rudyard Kipling, Mark Twain, Balzac, Maupassant, Alfred Jarry, Colette, Joseph Kessel… Inutile de tous les citer.

Au fil des pages, on se balade sur la route de Jack Kerouak forcément et ses amis de la Beat generation. William Burroughs nous raconte notamment sa quête de l’Ayahuasca, cette liane amazonienne. « Se défoncer procure une liberté momentanée contre les exigences d’une chair vieillissante, prudente, ennuyeuse et craintive. Peut-être découvrirai-je dans le yage (Ayahuasca, NDLR), ce que je recherchais dans la came, l’herbe et la coke. Le yage est peut-être la défonce ultime », espère-t-il.

De bonnes vieilles substances

On redécouvre des vieilleries à l’instar de l’éther. Guy de Maupassant en était friand, comme l’un de ses contemporains, Jean Lorrain. Lequel écrit dans Le Buveur d’âmes, ces quelques lignes de description :

C’est plus fort que lui, les nerfs n’obéissent plus à sa volonté…et, dans la rue, c’est bien autre chose ! Il n’ose plus sortir seul, le pavé s’enfonce sous ses pas, il a la sensation de marcher dans de l’ouate et, autre phénomène, les trottoirs lui semblent se rétrécir contre les maisons, ou, tout à coup, les voilà qui s’élargissent et envahissent le milieu de la chaussée […]

La dope des temps modernes n’est pas en reste sur ce long ouvrage de plus de 1400 fines pages. On y retrouve forcément la cocaïne portée un temps aux nues par Freud qui la conseillait obstinément pour soigner l’addiction à la morphine. En quelques lignes, au début du XXe, le tandem Marcel Nadaud – André Fage, dans son reportage Les Forçats de la neige, chapitre « la coco », résume :

L’opium réclame un attirail compliqué et le décor d’une fumerie ; l’éther trahit son disciple par des relents d’hôpital ; la morphine exige la pratique médicale de la piqûre. La cocaïne, au contraire, ne demande que le simple geste du priseur.

La prêtresse des nuits contemporaines

Loin de la « noire idole », la « poudre blanche » est devenue prêtresse des nuits pour nombre d’écrivains contemporains. On croise ainsi les récits des Américains côte est Jay Mc Inerney ou côte ouest Bret Easton Ellis. Mais aussi du français mondain Frédéric Beigbeder. Ou de l’artiste Marina de Van qui, dans Stéréoscopie (2013), révèle son addiction aux médicaments et à cette coke. Elle sniffera, livre-t-elle, jusqu’à 13 grammes par jour !

Je ne m’inquiète pas d’une intégration sociale que je ne vois pas s’effriter, et d’un corps que l’excès détruit, écrit la scénariste et actrice. Je me sens avant tout libérée, de la douleur, de l’inertie, du poids de mes propres pensées, par la connexion régulière au plaisir, à l’excitation, à une tonicité et à une fécondité qui n’ont rien à voir avec la production artistique d’un travail que, aveuglée par la saveur que je trouve à vivre sous cocaïne, je néglige.

Recueil colossal, l’anthologie de Cécile Guilbert Ecrits stupéfiants se déguste par de petites prises, parfois fascinantes, parfois désagréables, jamais fades. La prouesse vaut incontestablement par la très exigeante exhaustivité de son ouvrage et par la mise à jour de plusieurs auteurs, relativement inconnus jusqu’alors dans l’univers très fourni de la dope et de la plume. 

Jean-Charles Galiacy

Cécile Guilbert, Ecrits stupéfiants. Drogues et littérature de Homère à Will Self, Robert Laffont, « Bouquins », septembre 2019, 1440 pages, 32 eur

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