Leur âme au diable, Marin Ledun contre l’industrie du tabac
De France Telecom au polar
Ancien chercheur à France Telecom, auteur d’Ils ont voulu nous civiliser (Flammarion, 2017) et de La Vie en Rose (Gallimard, 2019), Marin Ledun a creusé son sillon consciencieusement dans le genre du polar en proposant des romans ancrés dans l’actualité. Leur âme au diable, qui vient de paraître, aborde un sujet encore tabou : les stratégies de lobbying déployées par l’industrie du tabac pour échapper au maximum aux lois de plus en plus restrictives en France. Quitte à en passer par le meurtre (nous sommes dans un polar, rappelez-vous).
Le monde corrompu du tabac
Les deux camions-citernes Renault G230 apparaissent à 2h02 sur la route départementale qui relie Harfleur à Gainneville. Ils sont chargés d’ammoniac liquide jusqu’à la gueule – douze mille litres chacun. Sur leurs flancs, en lettres blanches sur fond bleu, le logo de la société Yara, surmonté d’un drakkar stylisé.
Leurs phares aveuglent une fraction de seconde le conducteur de la Lancia Delta de couleur blanche qui les attend en bout de ligne droite, kilomètre 48, au milieu de la chaussée, tous feux éteints. À son bord, trois hommes suréquipés, cagoulés et armés. »
Tout commence par le braquage de deux camions remplis d’ammoniac (nécessaire à l’industrie du tabac) en 1986 qui tourne mal. Les conducteurs et leurs assaillants sont tués par un certain Muller qui « nettoie » ses traces. Mais quand il doit liquider la petite amie d’un des chauffeurs, il hésite… et la confie à son amie Valentina, qui tient une agence d’hôtesses sur les grands circuits automobiles, souvent pour le compte d’un lobbyiste de l’industrie du tabac, David Bartels. Muller travaille pour Bartels et fait la sale besogne tandis que son patron intrigue en coulisse, corrompt les hommes politiques, amadoue les médias. Son but est simple : aucune loi ne doit empêcher les gens de fumer des cigarettes vendues par European G. Tobacco (et tant pis pour les cancers). Le policier Simon Nora enquête sur le braquage des camions et a le signalement de Muller. De son côté, le policier Brun cherche la jeune fille disparue. Leur enquête durera plus de quinze ans…
Un très grand roman noir
On avait déjà noté le talent de Marin Ledun au moment de la sortie de La vie en Rose et avant ça pour Ils ont voulu nous civiliser. Ici, il change cependant de statut. D’abord par le choix de son sujet, peu présent en littérature policière. Ensuite par son style très brut, fait de phrases concises, sans fioritures, qui rappelle à la fois Manchette et Ellroy. Leur Âme au diable est aussi un roman de notre temps, proposant une relecture assez roborative des trente dernières années, impliquant des personnages réels qui apparaissent dans le récit (comme Bernard Kouchner). Un roman politique donc, sans être militant.
On ne sort pas indemne de Leur Âme au diable, et c’est tant mieux.
Sylvain Bonnet
Marin Ledun, Leur Âme au diable, Gallimard, « Série noire », mars 2021, 608 pages, 20 eur